Les Conjurés De Pierre
montagne sainte.
Tandis qu’elle faisait honneur à son petit-déjeuner, elle sentait frère Athanase l’observer. Il passait à intervalles réguliers la tête dans l’embrasure de la porte de la cuisine comme pour s’assurer que tout allait bien. Mais quand, par hasard, leurs regards se croisaient, sa grosse bouille ronde disparaissait aussitôt.
Pourquoi régnait-il donc dans la salle à manger une atmosphère aussi tendue ? Lorsque la tête du moine apparut pour la ixième fois, Afra héla le moine et lui lança sur la table deux pièces d’argent qu’elle venait de sortir de sa bourse.
— N’ayez aucune crainte, j’ai de quoi payer le loyer, lui lança Afra d’un air réprobateur. Cet acompte devrait vous suffire !
Le frère hôtelier glissa une pièce entre ses dents pour vérifier qu’elle n’était pas fausse. Puis il répondit en s’inclinant profondément :
— C’est plus que vous ne m’en devez pour dix jours.
— Peu m’importe. Votre attitude m’exaspère !
— Ce n’est pas une question d’argent, répondit-il en jetant des regards méfiants à droite et à gauche pour s’assurer que personne ne tendait l’oreille. Mais la salle était vide.
Frère Athanase bredouilla d’abord quelques mots puis s’enhardit :
— Les moines du Mont-Cassin seraient depuis longtemps morts de faim s’ils n’avaient pas depuis bien des années autorisé les frères mineurs à s’installer dans l’abbaye. Ils arrivaient pieds nus dans leurs sandales, vêtus d’une pèlerine de laine. Il s’en fallait de peu pour qu’on s’apitoie, alors que nous savions tous qu’ils étaient riches comme Crésus. Leur chef, je fais exprès de ne pas employer le mot abbé ou guardian, comme on nomme communément le supérieur d’une communauté monacale, leur chef promit de reconstruire l’abbaye et de lui allouer cent ducats d’or par an. Cela suffisait à faire vivre la communauté que le pape romain avait délaissée.
À peine avions-nous accepté que les moines modifiaient complètement leur comportement. Leur humilité céda la place à l’orgueil et à la morgue. Nous nous partageâmes les installations de l’abbaye.
Nous avions encore accès à tous les bâtiments, jusqu’au jour où les autres commencèrent à édifier un mur traversant notre abbaye. Ils murèrent les portes et s’approprièrent l’unique puits. Ils négligèrent les bâtiments tombés en ruine. C’est là que nous comprîmes qu’ils n’étaient que des suppôts de Satan.
— Pourquoi ne les avez-vous pas mis à la porte ? s’enquit Afra songeuse.
— C’est facile à dire, mais… dépossédés de nos terres et de nos prébendes, nous ne pouvions compter pour survivre que sur les aumônes que nous donnaient les pèlerins en été. Or ceux qui se rendent sur la tombe de saint Benoît, l’apôtre de la pauvreté, ne sont pas riches. Paradoxalement, les aumônes des pauvres vous font monter plus vite dans le royaume des cieux que Dieu ne le souhaiterait lui-même. En outre, nous n’avions aucune aide à attendre du pontife, car officiellement notre abbaye n’existait plus.
Le pape Jean refusa de nommer un abbé à la tête de la toute petite communauté de bénédictins qui restaient encore ici.
Vous voyez, nous sommes livrés à la merci des commensaux vivant de l’autre côté du mur et ne vivons que grâce aux subsides qu’ils veulent bien nous faire parvenir. Non satisfait de cela, ils s’évertuent perfidement à semer la discorde entre nous et à débaucher nos moines.
Frère Athanase avait les yeux embués de larmes. Il alla fermer la porte de la cuisine qu’il avait laissée ouverte. Quand il revint, il resta un moment assis l’air égaré, sans rien dire.
Puis il reprit son récit :
— Vous pouvez bien imaginer que cette méfiance et ces dissensions, qui pourrissent la vie de notre communauté, n’ont fait qu’attirer le discrédit sur la règle de l’ordre de saint Benoît. Chaque moine soupçonne son semblable d’être un partisan des faux moines. Et la plupart du temps, les soupçons sont fondés. Quelques-uns des membres de la congrégation ont disparu du jour au lendemain. Nous sommes certains qu’ils sont passés dans le camp adverse. Il y a toutefois une faille dans la muraille : la bibliothèque.
— La bibliothèque ? Le mot éveilla l’attention d’Afra.
— La bibliothèque est le seul lieu que partagent encore les moines. Il faudrait plusieurs
Weitere Kostenlose Bücher