Les Conjurés De Pierre
prit et renversa un peu de la solution sur un coin de l’étoffe noire.
Elle étala avec soin la feuille de papier sur le pupitre, puis la frotta doucement avec le morceau de tissu jusqu’à ce qu’elle commence à se gondoler sous l’effet de l’humidité.
Les poings crispés, elle attendait l’apparition du moindre signe.
Elle était persuadée, bien qu’elle ignorât ce qui était arrivé à frère Jean, qu’il avait voulu lui laisser un message et que ce message ne devait pas tomber dans les mains de n’importe qui.
Elle regardait, fascinée, les transformations qui s’opéraient : la feuille prit d’abord une couleur ocre sans livrer encore son secret. Elle ne s’inquiétait pas.
Il fallait juste faire preuve d’un peu de patience, comme elle en avait déjà fait l’expérience chez Rubaldus.
Soudain, elle vit s’esquisser de petites lignes horizontales. De légères ombres apparurent, puis le processus s’accéléra subitement et la feuille se couvrit de lettres.
Les premières lignes étaient rédigées dans une toute petite écriture serrée.
L’auteur avait dû vouloir écrire le plus de mots possible sur la feuille : In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti.
Par une étrange et heureuse coïncidence, un rayon de soleil, que la croisée découpait en quatre faisceaux de lumière où flottaient des particules de poussière en suspension, pénétra par la petite fenêtre et tomba sur la feuille.
Afra, telle l’ascète qui vient de jeûner durant quarante jours, dévora les mots avec avidité :
Moi, frère Jean , ex ordine Sancti Benedicti, sait que vous seul, jeune Elia, baptisé dans la foi du Christ, serez en mesure de lire mes derniers mots. Ne ferais-je pas mieux de vous appeler Gysela Kuchler ? Oui, je n’ignorais rien de votre secret. Je vis retiré du monde depuis longtemps certes, mais je n’en ai pas pour autant oublié les attitudes et les gestes des femmes. Si pour m’en convaincre, il m’avait fallu une preuve supplémentaire, vous me l’avez fournie vous-même lorsque vous vous êtes observée dans le miroir de mon laboratoire. Seule une femme pouvait se regarder comme vous l’avez fait. J’aurais pu me dispenser de fouiller vos bagages où j’ai d’ailleurs trouvé un sauf-conduit établi au nom de Gysela Kuchler.
Afra en eut le souffle coupé. Rien n’avait échappé à cet esprit perspicace.
Mais pourquoi, par la s ainte Vierge Marie, frère Jean s’était-il donné la mort ?
Suivant du doigt les lignes, elle continua de lire à voix basse, comme s’il s’agissait d’un texte de l’ a ncien t estament :
Lorsque je vous ai montré mon laboratoire, j’ai fait des rapprochements entre différents événements apparemment sans lien. Vous ne vous intéressiez pas à la découverte de la pierre philosophale, qui est pourtant le grand rêve de l’humanité. Non, vous cherchiez uniquement à obtenir des informations sur les utilisations détournées de l’alchimie pour révéler les écrits rédigés à l’encre sympathique. Comme vous le constatez par vous-même en ce moment, il ne s’agit finalement que d’un procédé enfantin. Tout s’éclairait alors pour moi. Mais il faut que je vous raconte les événements ayant précédé votre arrivée : un certain Gereon Melbrüge, un marchand de Strasbourg, venait de nous apporter une malle de livres et de copies de manuscrits faisant défaut à notre bibliothèque. Vous devez savoir que je lis presque tous les ouvrages qui y parviennent. Qu’est-ce que l’alchimie, si ce n’est une accumulation de connaissances ? Sous l’œil malveillant de frère Maurus, j’ai consulté ces livres avant qu’ils ne disparaissent définitivement dans le désordre inextricable de la bibliothèque. Le Compendium theologicae veritatis attira immédiatement mon attention .
Afra crut s’évanouir et s’agrippa en chancelant au pupitre. Frère Jean devait avoir trouvé le livre contenant le parchemin, mais avait-il tout de suite soupçonné qu’il recelait un message à décrypter ?
La réponse se trouvait dans les lignes suivantes. Afra poursuivit fébrilement sa lecture :
Le livre en lui-même me sembla inintéressant, un ouvrage de second ordre, mais mon esprit curieux de chercheur s’intéressa au parchemin plié et apparemment vierge de toute écriture que je découvris à l’intérieur de l’ouvrage. Un homme comme moi, qui fréquente les écrits et qui connaît le prix du parchemin, ne peut
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