Les Conjurés De Pierre
intimidée. Ce n’était pas tant dû à la présence d’Alto qu’aux sentiments qu’elle éprouvait à l’instant. Elle se sentait petite, insignifiante, indigne de porter une aussi jolie parure.
— Je suis habituée à porter des vêtements en lin grossier. Je crains de déchirer la robe en l’enfilant.
— Que me chantez-vous là ! fit Alto presque en colère. Si vous n’osez pas vous dévêtir devant moi, je peux me tourner ou sortir.
— Non, non, ce n’est pas cela, croyez-moi ! Elle ôta nerveusement sa robe grise qui glissa à terre. Elle resta un instant nue, livrée aux regards du peintre imperturbable. Il tendit à Afra la précieuse robe qu’elle passa précautionneusement. En sentant le frôlement de la douce étoffe sur sa peau, elle éprouva une sensation de douce volupté.
Alto lui tendit alors la main pour l’aider à grimper sur le tonneau. Après lui avoir donné l’épée, il lui demanda de basculer tout son poids sur la jambe droite et de soulever légèrement la gauche.
— Et maintenant, prenez appui de vos deux mains sur l’épée. Voilà parfait. Levez votre visage légèrement vers le ciel en prenant un air inspiré. Sublime ! Vous êtes vraiment Cécile. S’il vous plaît, ne bougez plus.
Alto von Brabant prit une sanguine et esquissa sa silhouette dans l’espace vierge restant sur le panneau. Il régnait dans la salle un profond silence que seul venait troubler le crissement de la craie qui courait habilement sur le bois.
Aurait-elle l’air belle en sainte Cécile avec sa robe transparente ? Alto allait-il la représenter fidèlement ? Ou ne servirait-elle que de support à son imagination ? Elle trouvait le temps d’autant plus long qu’elle ne savait que penser du silence d’Alto.
Alors elle engagea la conversation sans modifier son attitude :
— Maître Alto, vous avez dit que la foi est un merveilleux arc-en-ciel entre la terre et le firmament, qu’entendez-vous par là ?
Le peintre fit une pause puis répondit :
— La foi, belle Cécile, est synonyme d’ignorance, de présomption ou de chimère. Depuis que l’homme existe, il n’a cessé d’imaginer ou de croire qu’il y a quelque chose entre le ciel et la terre, appelons-le l’absolu ou le divin. Et depuis que les hommes existent, il en est parmi eux qui se sentent appelés à attiser les rêves et les croyances. Ils n’en savent pas plus que les autres, mais ils font comme s’ils avaient la science infuse. Voilà pourquoi il ne faudrait jamais prendre au sérieux les curés, les prélats, les abbesses, les archevêques, encore moins les papes. Je vous le demande, quel pape est digne de foi ? Celui de Rome, celui d’Avignon ou celui de Milan ? Nous avons le choix, et chacun prétend être le bon.
— Trois papes ? s’étonna Afra. Je n’en avais jamais entendu parler !
— C’est beaucoup mieux ainsi. Car lorsqu’on voyage beaucoup comme moi, on apprend des choses que le peuple doit ignorer. Je vous en prie, cessez de bouger la tête ! Quoi qu’il en soit, la foi n’est pour moi rien de plus qu’un rêve, un bel arc-en-ciel entre la terre et le firmament.
Jamais Afra n’avait entendu de pareil discours. Même le mécréant, le bailli, Melchior von Rabenstein ne disait jamais de mal de la sainte mère l’ é glise et des curés.
— Et malgré cela, vos toiles décorent les églises. Comment conciliez-vous votre peinture et vos idées, maître Alto ?
— Je vais t’expliquer, belle enfant : celui qui a faim ne tarde pas à se mettre au service du diable. Comment pourrais-je faire autrement ? Mon art doit me nourrir, répondit-il en regardant attentivement son travail. Puis il posa sa sanguine. Ça suffit pour aujourd’hui. Vous pouvez vous changer.
Afra était soulagée que la séance soit enfin terminée. Elle grelottait dans cette robe légère.
Descendant du tonneau, elle se tourna, intriguée, vers le tableau n’ayant pas la moindre idée de ce qu’elle allait découvrir. Elle fut tout d’abord déçue en voyant cette suite de lignes et de courbes entrelacées.
Mais en observant plus attentivement, elle vit la silhouette se détacher du lacis de traits, la silhouette d’une femme nue enveloppée d’un voile d’étoffe transparent. Surprise, Afra porta la main à ses lèvres pour étouffer un cri :
— Maître Alto... ce n’est pas moi ?
— Non, ce n’est pas toi, c’est Cécile, ce n’est qu’une esquisse d’où naîtra
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