Les Conjurés De Pierre
eu la chance de recevoir. N’importe quel homme se réjouirait de te posséder, ne serait-ce même qu’une heure. Mais il faut que tu comprennes que, pour être belle, tu ne dois pas en être moins fière. Ne te livre jamais à un homme de cette façon. Cela nuit à ta beauté. En viendrais-tu toi-même à le désirer, qu’il faudrait lui faire comprendre qu’il doit te courtiser.
Afra n’y avait jamais songé auparavant. Alto était non seulement un homme intelligent mais aussi, de par sa profession, sensible à la beauté des choses.
Que signifiait sa réserve ? Se pouvait-il qu’il ne la prenne pas au sérieux ? Se moquait-il d’elle sans qu’elle s’en soit aperçue auparavant ? Alors qu’elle avait envie de se cacher au fond d’un trou, elle lui répliqua avec une certaine insolence :
— Maître Alto, vous n’avez pas répondu à ma question !
Alto acquiesça d’un air absent.
— Nous en rediscuterons demain si tu le veux bien. Nous nous retrouverons ici à la même heure.
Afra passa le reste de la journée dans le scriptorium. Son travail fut interrompu par les petites heures de l’office jalonnant la journée, les tierces, les sextes, les nones et les vêpres. Elle était chargée de recopier des actes de propriétés du couvent, et, bien qu’elle n’ait pas écrit depuis des années, elle reportait avec régularité sur le parchemin les pleins et les déliés du manuscrit original. De temps à autre, les deux nonnes vérifiaient son travail en veillant surtout à ce que certains livres et certains rouleaux ne lui tombent pas dans les mains.
Afra avait remarqué que ces rouleaux étaient tous serrés par un ruban, cachetés, et portant soit la mention PRIMA OCCULTATIO , soit la mention SECRETUM .
Le lendemain, Afra retourna à sa séance de pose. Son manque d’assurance de la veille semblait s’être envolé, en tout cas, elle affichait dans sa robe transparente la timidité et l’audace que les femmes conjuguent avec subtilité et raffinement pour éveiller le désir chez un homme.
— Vous deviez me donner votre réponse aujourd’hui, acquiescez-vous à ma demande ?
Alto commença à appliquer la couleur, tout en conservant son sourire malicieux. Il avait passé plusieurs heures à casser, effriter, broyer, mélanger les pigments avec de la glu d’os qu’il avait allongée de blanc d’œuf frais de canard pour obtenir un rose chair qui lui semblait assez proche du teint de son modèle.
— Comment dois-je interpréter votre sourire, maître Alto ? demanda Afra, le cou tendu vers le haut, tout en suivant du coin des yeux le travail du peintre.
— C’est à vous de décider si vous voulez vous mettre au service de Dieu ou des hommes, répondit-il sur un ton équivoque.
Afra rétorqua spontanément :
— Je me crois plus faite pour servir les hommes. De toute manière, je ne veux pas rester ici.
— Vous n’avez pas prononcé vos vœux ?
— Non, si cela était, je le saurais. Je suis arrivée ici par hasard, je peux repartir quand je le veux.
— Alors, dans ce cas…, répliqua le peintre sans lever les yeux… je ne vois pas pourquoi je vous en empêcherais. Mais, vous allez devoir patienter quelques jours.
Afra eut envie de se jeter à son cou mais, à défaut de pouvoir bouger, elle poussa un petit cri de joie :
— Où comptez-vous aller, maître Alto ? lui demanda-t-elle, après un bref instant.
— Je vais descendre le fleuve pour me rendre d’abord à Ulm. Si je ne trouve pas de travail là-bas, je poursuivrai mon chemin jusqu’à Nuremberg où il y a toujours quelque chose à faire pour un artiste.
— J’ai déjà entendu parler d’Ulm et de Nuremberg, ce sont de grandes villes avec des milliers d’habitants.
— Des milliers ? répéta Alto en riant. Oui, elles comptent parmi les plus grandes villes d’Allemagne, et elles abritent chacune au moins plus de vingt mille habitants !
— Vingt mille ? Inimaginable, vingt mille personnes dans un même lieu !
— Tu verras, dit en riant le bossu, puis il posa son pinceau.
Afra sauta de son piédestal et jeta un œil sur la toile.
— Mon Dieu, c’est à ça que je ressemble ? s’exclama-t-elle.
Le peintre acquiesça d’un hochement de la tête.
— Vous ne vous plaisez pas ainsi ?
— Si, si, c’est que…
— Oui ?
— Cécile est extrêmement belle. Je n’ai rien en commun avec elle. Les yeux admiratifs d’Afra caressèrent le corps rosé de
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