Les Conjurés De Pierre
plus longtemps.
L’entourage approuva d’un hochement de tête.
— Ah ah ! Dans ce cas, tu ferais mieux de te taire plutôt que de parler de choses que tu ne comprends pas ! rétorqua Ulrich sur un ton méprisant.
— Qu’y a-t-il de si compliqué à comprendre là-dedans ? intervint un jeune homme élégant, qui ne passait pas inaperçu avec sa houppelande tombant jusqu’aux hanches et ressemblant à celles que portent les membres du conseil. Il s’appelait Gero Guldenmundt. Mais ce n’était pas tant l’habit qui le distinguait que son arrogance. Les jeunes gens de ce genre couraient les rues d’Ulm ; ils avaient hérité des affaires de leur père et n’avaient rien d’autre à faire dans la vie que de dilapider la fortune de leurs aînés.
— Je ne suis pas surpris que ce soit toi précisément qui fasses cette réflexion, s’emporta maître Ulrich. Ta principale activité se réduit probablement à choisir chaque matin la tenue dans laquelle tu te pavaneras le reste de la journée. Par conséquent, tu disposes de peu de temps pour te plonger dans les mystères de l’architecture.
En un tournemain, maître Ulrich avait gagné à lui les faveurs du public. Mais le bellâtre ne voulait pas démordre :
— Quels mystères ? Expliquez-nous donc ce qu’il y a de si mystérieux dans votre détermination à ajouter quatre étages aux cinq prévus par les plans de maître Parler !
Maître Ulrich hésita un instant : devait-il initier les bourgeois d’Ulm dans les mystères de la construction de la cathédrale ? Il crut bon de le faire. C’était sans doute le meilleur moyen de rallier l’opinion publique à sa cause. Par souci de clarté, il commença par le commencement :
— Tous les monuments prestigieux édifiés dans nos contrées cachent des mystères. Au fil des siècles, l’homme en a élucidé une bonne partie, d’autres restent néanmoins inexpliqués. Songez aux grandes pyramides d’Égypte ! Jusqu’à présent, personne ne sait pour quelle raison les é gyptiens les ont construites et comment ils sont parvenus à hisser à une telle hauteur et à assembler avec une telle précision des blocs de pierre cyclopéens. Songez à l’architecte romain Vitruve, qui a érigé cette colonne de pierre qu’on appelle un obélisque, le plus grand instrument servant à mesurer le temps sur terre, une horloge dont l’aiguille est aussi longue que cette place et qui indique les heures, les jours, les mois et même les saisons. Ou songez encore à la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Le labyrinthe, dans le chœur, donne des informations sur certains passages de l’ é criture s ainte et quand certains jours les rayons du soleil pénètrent par les vitraux, il nous livre des renseignements essentiels sur certaines dates astronomiques. Or, seuls les initiés peuvent les décrypter. Songez encore aux statues des trois chevaliers dans la cathédrale de Bamberg ! Nul ne sait pourquoi ils sont là et qui ils représentent. Ils conservent autant de mystère qu’en a pour nous la création divine. Quant à votre cathédrale, bourgeois d’Ulm, elle dissimule plus de mystères que vous ne l’imaginez, et si je vous les dévoilais aujourd’hui, ils perdraient toute leur valeur. Dans mille ans, les hommes chercheront encore à découvrir le message que maître Ulrich a voulu transmettre à la postérité. Toute véritable œuvre artistique comporte sa part de secret. Maître Parler, qui a dessiné les premiers plans de la cathédrale, vivait à une autre époque, et, si je puis me permettre, ce n’était pas précisément un génie. La mystique des nombres ne jouait aucun rôle dans ses calculs. Si cela avait été le cas, il n’aurait pas utilisé si souvent le chiffre cinq : cinq fenêtres sur les façades latérales, cinq étages pour la nef. En arrivant ici, je fus effrayé par la prédominance de ce chiffre, car il porte malheur.
Une rumeur d’inquiétude parcourut les auditeurs. Afra cacha son visage dans ses mains, puis lança un regard inquiet vers le haut de l’échafaudage.
— Si vous ne me croyez pas, vous, les bourgeois, eh bien, comptez donc sur vos doigts pour vérifier ! « Un » est le chiffre de prédilection du créateur. De même que la graine d’une plante contient déjà en elle ce qu’elle deviendra ultérieurement, Dieu a caché en lui le monde. Le chiffre « deux » symbolise l’harmonie et l’équilibre entre le corps et l’âme,
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