Les Conjurés De Pierre
tard elle se hasarda hors de sa cachette et qu’elle chercha des yeux Ulrich von Ensingen, il avait disparu. Le soir tombait sur la ville, Afra décida de rentrer chez elle. Là-haut, dans la baraque de maître Ulrich, il n’y avait plus de lumière.
Contrairement à son habitude, elle fit un détour par la place du marché. Pourquoi ? Elle l’ignorait. Sans doute espérait-elle rencontrer l’architecte.
Elle se surprit à jeter des regards dans les ruelles étroites, bien qu’elle ignorât où il habitait.
D’ailleurs, personne ne le savait. Sa vie privée était aussi mystérieuse que son comportement.
Tout en marchant, Afra repensait aux explications qu’avait données Ulrich sur la symbolique des nombres. Elle ignorait tout de cela. Leurs regards s’étaient croisés à l’instant où Ulrich avait donné la signification du nombre deux, symbolisant l’équilibre du corps et de l’âme. Soudain, elle sentit un frisson lui parcourir le dos. Pourquoi cet homme exerçait-il une telle fascination sur elle ?
Était-ce son côté énigmatique, la sérénité qu’il dégageait ou l’intelligence qui transparaissait à travers chacune de ses paroles ? Ou bien était-ce l’ensemble des différents aspects de sa personnalité qui l’attirait irrésistiblement ? Elle se sentait sous le charme, presque envoûtée, béate d’admiration. Elle devinait en lui le pouvoir de transformer radicalement sa vie.
Elle continua de se parler doucement à elle-même sur le chemin qui la ramenait au quartier des pêcheurs.
À son arrivée, la femme de Bernward, Agnès, l’accueillit avec volubilité : le tailleur, Varro da Fontana, l’attendait. Varro n’était pas un tailleur comme les autres, un de ceux qui confectionnent des vêtements ordinaires.
Originaire du nord de l’Italie, il habillait les belles femmes et les riches messieurs, il confectionnait aussi les tenues des conseillers de la ville et les robes des plantureuses veuves de marchands.
Anselme, l’évêque d’Augsbourg, faisait faire ses sous-vêtements chez lui.
— C’est Maître Ulrich von Ensingen qui m’envoie, lui expliqua Varro en esquissant une aimable révérence devant Afra. Il m’a chargé de vous confectionner une robe qui vous convienne. J’espère être à la hauteur de vos exigences.
Bernward et Agnès, qui assistaient à la conversation, échangèrent des regards étonnés. Puis le pêcheur interrogea Afra :
— Que signifie tout cela ?
Afra haussa les épaules en tendant le menton.
— Maître Ulrich, répondit Varro à la place d’Afra, m’a fait savoir que cette jeune femme avait déchiré sa robe en lui sauvant la vie.
— Je ne peux accepter ! intervint Afra, profondément troublée par ce cadeau.
Se glisser dans une robe offerte par Ulrich ! Elle fronça les sourcils pour donner le change au tailleur et poursuivit :
— Retournez chez vous et dites à maître Ulrich qu’il ne convient pas d’offrir une robe à une jeune fille de modeste condition. Et encore moins une robe de ce prix, confectionnée par vos soins.
Varro se mit alors en colère et s’emporta :
— Jeune fille, voudriez-vous me priver de mon gagne-pain ? Les temps ne sont pas si prospères que je puisse renoncer à une telle commande. Et si vous avez vraiment abîmé votre robe en sauvant maître Ulrich, je ne vois pas pourquoi vous refuseriez ce cadeau. Voyez ces étoffes que je fais venir de mon pays, elles sont faites pour vous.
Varro déroula habilement les coupons de tissu qu’il avait apportés.
Afra, qui trouvait les raisons invoquées par le tailleur tout à fait recevables, suppliait Bernward des yeux. Compte tenu des circonstances, elle ne devait pas y voir un cadeau mais un dédommagement pour le service rendu. Maître Ulrich lui devait bien cela.
Le tailleur commença à prendre ses mesures avec un petit mètre ruban. Afra rougit. Jamais un tailleur, qui plus est un des meilleurs, ne s’était intéressé de si près à son corps.
Varro lui demanda quel genre de robe et quelle étoffe lui plairaient, elle répondit simplement :
— Ah, maître Varro, faites une robe que je puisse porter tous les jours, adaptée à ma condition de serveuse.
— Une robe de serveuse ? Il leva les yeux au ciel. d amoiselle, si je peux me permettre une réflexion, vous méritez de porter une robe digne de celles que portent les nobles dames à la cour…
— Mais Afra n’est jamais qu’une serveuse !
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