Les Conjurés De Pierre
de savoir qui sont les criminels qui ont voulu vous précipiter dans la mort d’une manière si ignoble ? Je ne sais qui sont ces deux-là, mais ils avaient bien préparé leur coup.
— Ces deux-là ? Ulrich la regarda perplexe. Comment sais-tu qu’ils étaient deux ? Je n’en ai vu qu’un seul. Il m’a frappé et, ensuite, j’ai perdu connaissance.
— Je les ai vus, deux hommes avec de grands frocs sombres et de profondes capuches. Je rentrais chez moi quand je les ai croisés en chemin. Ils m’ont paru bizarres. Alors j’ai voulu voir où ils allaient. Quand je les ai vus escalader l’échafaudage dans la nuit, j’ai tout de suite eu des soupçons.
Ulrich von Ensingen hocha la tête en signe de reconnaissance. Il se leva péniblement. Et alors il se produisit un événement auquel Afra ne s’attendait absolument pas et qui la déconcerta autant que l’ascension, corps et âme, de la Vierge Marie : Ulrich s’approcha d’elle et la serra fortement dans ses bras.
Ce témoignage chaleureux de sympathie la prit totalement au dépourvu. Paralysée de surprise, elle resta là, les bras pendants, le visage détourné. Elle sentit la force physique de cet homme qui l’étreignait entre ses bras musclés. Et bien qu’elle se soit jurée de ne plus jamais approcher un homme de sa vie, elle ne pouvait nier à cet instant le plaisir que lui procurait cette étreinte. Ulrich von Ensingen l’enlaçait, la serrait toujours contre lui, alors elle finit par céder et goûta pleinement la douceur de cet instant d’éternité.
Par la suite, Afra se demanda souvent combien de temps avait pu durer réellement cette étreinte qui modifia radicalement le cours de sa vie. Une seconde, une minute ou bien une heure ? Elle n’aurait su le dire. Le temps avait suspendu son vol. Ce soir-là, elle rentra chez elle en ayant l’impression de flotter dans les airs, comme mue par une sensation jusqu’alors inconnue, une émotion qui la bouleversait profondément.
Dès le lendemain, la nouvelle de l’agression de maître Ulrich se répandit comme une traînée de poudre à travers la ville. L’architecte proposa une récompense de cent florins à celui qui capturerait ses agresseurs. Les sergents eurent beau passer au peigne fin les moindres recoins de la ville pouvant servir de cachette aux criminels, ils rentrèrent bredouilles.
Afra défrayait la chronique : comment se faisait-il que ce soit elle, précisément, la serveuse de la cantine, qui ait sauvé la vie de l’architecte ? Beaucoup de gens se demandaient ce que la jeune fille faisait à minuit sur l’échafaudage.
Certains bourgeois d’Ulm soupçonnaient l’évêque Anselme d’Augsbourg d’avoir commandité le meurtre. Il n’aurait pas supporté que la cathédrale d’Ulm fasse de l’ombre à la sienne. D’autres prétendaient avoir rencontré deux dominicains, qui prêchaient l’humilité de la foi chrétienne et fustigeaient l’orgueil incitant l’homme à construire des cathédrales gigantesques au-delà du Rhin. Ils auraient soi-disant établi en secret des listes de ces édifices prétentieux qu’ils comptaient détruire avec le secours de la prière ou celui de moyens plus concrets.
La polémique au sujet de l’église divisait la population d’Ulm en deux camps. D’un côté, ceux qui persistaient à penser que maître Ulrich devait poursuivre l’édification d’une cathédrale n’ayant pas sa pareille dans tous les pays allemands, et, de l’autre, ceux qui étaient d’avis qu’une si grande église reflétait la vanité et la suffisance des bourgeois de la ville plus qu’elle ne témoignait de leur piété.
L’argent que les riches patriciens investissaient dans cette coûteuse construction, aurait pu servir à accomplir d’innombrables actions charitables.
Les bourgeois lorgnaient avec méfiance la galerie supérieure de la nef, depuis que le bruit courait qu’Ulrich von Ensingen voulait ajouter un étage supplémentaire. La hauteur de la nef prévue dans les plans initiaux avait déjà été multipliée par trois. Dieu et tous les esprits bienveillants ne veilleraient-ils plus sur Maître Ulrich et ses projets ?
Chaque soir à la tombée de la nuit, les gens se rassemblaient sur le grand parvis devant la cathédrale devenu le lieu de débats houleux. Au fur et à mesure, le nombre de ceux décidés à freiner les ardeurs d’Ulrich von Ensingen et à exiger la pose de la charpente au-dessus de la nef,
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