Les Conjurés De Pierre
plaisir.
Elle avait gardé les yeux clos sans oser regarder Ulrich. Elle respirait à peine, elle ne voulait pour rien au monde qu’il se retire, bien que son corps pesât maintenant lourdement sur elle.
— J’espère que je n’ai pas trop froissé ta jolie robe, l’avait-elle entendu dire dans le lointain.
La remarque lui avait paru un peu déplacée. Par amour, elle aurait volontiers sacrifié sa robe et ses biens pour ces quelques instants. Mais elle s’était consolée à l’idée que la maladresse d’Ulrich n’était due qu’aux circonstances troublantes du moment.
Afra avait mis un certain temps à recouvrer ses esprits. La première idée lucide qui lui avait traversé la tête concernait le pêcheur et sa femme. Il était impensable qu’ils la trouvent dans sa chambre avec maître Ulrich.
— Ulrich, lui avait dit Afra prudemment, il faudrait…
— Je sais, avait-il répliqué en se détachant d’elle.
Il lui avait baisé les lèvres et s’était assis sur le bord du lit.
— Quoique tu ne sois plus une enfant. Le pêcheur n’a aucun reproche à te faire, avait-il repris, poursuivant son idée.
Afra s’était levée, avait lissé sa robe verte et avait attaché ses tresses autour de son visage :
— Tu as une femme, tu sais ce que cela signifie pour moi.
Ulrich s’était emporté :
— Personne, entends-tu, personne ne te jettera l’opprobre. Je saurai faire en sorte que cela n’arrive pas.
— Qu’entends-tu par-là ? lui avait demandé Afra avec des yeux interrogateurs.
— Seul le prévôt peut déposer une plainte contre quelqu’un pour adultère. Pour cela, il faudrait qu’il ait des témoins et qu’il ose de surcroît le faire. Et si c’était le cas, il lui faudrait d’abord porter plainte contre lui et sa maîtresse. Tout le monde sait que Benedikt couche deux fois par semaine avec la femme du greffier Arnold. Et ce n’est pas un hasard non plus si la dernière plainte déposée contre une femme adultère remonte dans cette ville à plus de sept ans.
Il avait pris les mains d’Afra et l’avait rassurée :
— N’aie pas peur. Je te protégerai.
Les paroles d’Ulrich l’avaient réconfortée. Personne ne l’avait jusqu’à présent traitée de cette façon. Mais alors qu’ils se regardaient dans les yeux, Afra doutait déjà de la sincérité de ses propos : devait-elle véritablement céder aux sentiments qu’elle éprouvait pour Ulrich ?
Ulrich avait semblé deviner ses pensées.
— Tu regrettes ?
— Si je regrette ? avait repris Afra en feignant d’être sûre d’elle. Non, crois-moi, pour rien au monde je n’aurais voulu manquer la moindre seconde de ces dernières heures. Mais il vaut mieux que tu partes maintenant avant que Bernward et Agnès ne soient de retour.
Ulrich avait acquiescé. Il avait embrassé Afra sur le front avant de s’éclipser.
Le quartier des pêcheurs était plongé dans l’obscurité. Çà et là, des fêtards rentraient du bal avec leurs lanternes à la main. Un homme ivre venait de bousculer maître Ulrich en lui bredouillant une excuse.
À quelques mètres de la maison de Bernward, un homme rôdait, une lanterne à la main.
En s’approchant, l’architecte avait cru reconnaître Gero Guldenmundt. Subitement, la chandelle s’était éteinte et la silhouette s’était engouffrée dans une ruelle voisine.
Dans les nuits et les jours qui suivirent, Afra demeura dans cet état de félicité. Elle venait d’échapper à son passé. Sa vie, régie jusqu’à présent par la survie quotidienne, prenait une autre dimension.
Elle avait envie de vivre, de commencer à vivre.
À la timidité et la discrétion naturelles qu’on attend ordinairement d’une serveuse succéda une assurance toute nouvelle qui allait parfois jusqu’à l’audace. Elle appréciait la compagnie des tailleurs de pierre et des charpentiers, acceptait leurs boniments, leurs blagues et leurs critiques, y répondant parfois avec une insolence qui laissait pantois ces ouvriers un peu rustres.
Évidemment, tous les ouvriers remarquèrent que maître Ulrich von Ensingen prenait désormais ses repas à la cantine, alors qu’il n’y avait jamais pointé le bout de son nez. Et quand Afra apportait un plat à l’architecte, ils voyaient leurs mains s’effleurer tendrement. Les ragots allaient bon train, d’autant qu’Afra et Ulrich ne cachaient pas l’inclination mutuelle qu’ils éprouvaient l’un envers
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