Les Conjurés De Pierre
se turent.
L’architecte prit dans ses bras Afra qui éclata en sanglots. Ulrich lui caressa doucement les cheveux en regardant les hommes d’un air furieux.
— Tout va bien ? s’enquit-il tout bas.
Elle fit signe que oui. Alors Ulrich se défit de l’étreinte et s’avança vers le géant encore recroquevillé par terre, au supplice.
— Lève-toi, espèce de porc ! lui dit-il d’une voix à peine audible en lui donnant un coup de pied. Lève-toi, que tous puissent voir ta trogne de goret !
Le géant balbutia des bribes d’excuses en se redressant péniblement. À peine était-il sur ses jambes que maître Ulrich se saisissait d’une chaise, l’élevait et l’abattait sur le charpentier.
La chaise se brisa en mille morceaux et le géant s’écroula sans pousser le moindre cri.
— Sortez cet être abject ! ordonna-t-il aux hommes qui l’entouraient. S’il revient à lui, faites-lui savoir que je ne veux plus jamais le revoir sur le chantier. M’avez-vous bien compris ?
Les ouvriers n’avaient jamais vu maître Ulrich dans un tel état. Ils emmenèrent l’homme en le traînant par ses habits. Il saignait de la tête comme un cochon qu’on vient d’égorger et laissait sur son passage un filet de sang noirâtre.
De ce jour, les bourgeois d’Ulm montrèrent Afra du doigt. Plus personne ne vint à la cantine. Tout le monde l’évitait désormais dans la rue.
Deux semaines s’étaient écoulées depuis le malencontreux incident lorsqu’un matin, Afra trouva sur le seuil de sa porte une patte de poulet.
— Tu sais ce que cela signifie ? lui demanda Bernward, inquiet.
Afra leva des yeux angoissés vers lui. Bernward avait vraiment l’air soucieux :
— Ils vont te dénoncer pour sorcellerie.
Afra ressentit comme un coup de poignard dans la poitrine.
— Mais pourquoi ? Je n’ai rien fait.
— Maître Ulrich est marié à une femme très pieuse. Avec ta robe jaune, tu ne passes pas pour la plus respectable des jeunes filles. Vous avez dépassé les bornes, tu vas devoir payer.
— Que dois-je faire ?
Bernward haussa les épaules. Agnès finit par intervenir dans la conversation. Elle avait toujours fait preuve de beaucoup de bienveillance à l’égard d’Afra. Elle l’aimait bien et prit ses mains dans les siennes :
— On ne sait jamais comment cela risque de finir. Si j’ai un conseil à te donner, tu ferais mieux de filer. Tu es une fille courageuse, tu trouveras partout du travail. Il ne faut pas prendre à la légère ces gens. Ils se prennent pour des saints alors qu’ils ne valent guère mieux que des canailles et des crapules. Crois-moi, c’est le mieux que tu aies à faire.
Afra sentit ses yeux s’embuer de larmes. En arrivant à Ulm, elle avait trouvé un foyer au sein duquel elle s’était sentie bien pour la première fois de sa vie. Et maintenant, il y avait Ulrich. Elle ne pouvait imaginer que le court bonheur qui lui était échu puisse se terminer là.
— Non, non, et non ! s’écria Afra hors d’elle. Je resterai, je n’ai commis aucun crime. Qu’ils me dénoncent !
Subitement, Ulrich von Ensingen se retrouva entouré de plus d’ennemis qu’il ne comptait d’amis. Les ouvriers se lièrent entre eux pour saboter le travail. Les tailleurs de pierre choisissaient les pierres les plus friables au lieu de privilégier les plus solides. Les poutres livrées par les charpentiers étaient de plus en plus noueuses.
Même les contremaîtres, avec lesquels Ulrich s’entendaient bien, évitèrent soudain de le rencontrer.
Ils s’adressèrent à Mattheus, son fils, qui, venant d’achever son temps de compagnonnage, pouvait désormais assumer les fonctions de son père et donc transmettre les consignes.
Ces temps difficiles ne firent que souder encore plus solidement Afra et Ulrich. Puisque désormais tout le monde était au courant de leur relation, ils ne se dissimulaient plus. Ils se promenaient bras dessus, bras dessous à travers le marché et regardaient, tendrement enlacés sur les rives du fleuve, les bateaux partir pour de longs voyages. Mais leur bonheur n’était pas né sous une bonne étoile.
Un avocat corrompu, à la solde de Gero Guldenmundt, avait encouragé le gaillard qu’Ulrich von Ensingen avait amoché dans la cantine à dénoncer Afra au juge. Il était plus facile de s’en prendre à Afra, car l’architecte était quasiment intouchable. Pour accuser quelqu’un de sorcellerie, il suffisait de deux
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