Les Conjurés De Pierre
l’autre quand ils se retrouvaient en fin de journée après le travail.
Ulrich entreprit d’initier Afra à l’architecture. Il lui expliqua les différences entre les tendances du style ancien et celles du style nouveau, entre les voûtes en plein cintre et celles à arc brisé, et lui parla du nombre d’or qui réjouit étrangement l’œil humain, comme un poème d’amour ravit l’oreille de la bien-aimée. Les explications concernant la sectio aurea [7] restèrent pour elle obscures. Elle ne comprenait rien à cette histoire de segment partagé de telle sorte que les rapports soient égaux, c’est-à-dire que le petit et le moyen segment soient dans le même rapport que le moyen et le grand segment.
Mais l’équilibre des proportions, que confère à l’architecture la géométrie euclidienne, fascinait Afra. Elle se mit à considérer la cathédrale avec un regard neuf et, quand elle en avait le temps, passait des heures à observer des détails de l’édifice.
Il arrivait fréquemment qu’Afra et Ulrich s’aiment la nuit, dans la baraque de chantier suspendue en plein ciel ou, par beau temps, ils se retrouvaient dans les prés sur les rives du fleuve.
Un jour, Afra abîma sa jolie robe verte, alors Ulrich en commanda deux autres à maître Varro, une rouge et une jaune.
Depuis quelque temps, Afra n’éprouvait plus aucune honte à s’habiller comme une riche femme de bourgeois, bien que sa mise fît jaser. Plusieurs fois à la cantine, une même phrase revint à ses oreilles : « En voilà une qui sait lui donner du plaisir. »
Quand Afra comprit que cette robe jaune aurait des répercussions inattendues et irrémédiables sur sa vie, elle fut plus surprise que si elle avait vu le soleil percer les nuages un jour de Toussaint.
Mais le destin est inéluctable.
Varro da Fontana avait rapporté d’Italie cette précieuse étoffe de couleur jaune qui passait pour être du meilleur goût là-bas. Ni le tailleur originaire du Sud ni Afra ne songèrent que la couleur avait, au nord des Alpes, une toute autre signification.
Les femmes travaillant dans les établissements de bains et les prostituées portaient essentiellement des vêtements jaunes pour attirer le client.
Ce furent d’abord les marchandes sur le marché qui s’en offusquèrent. Lorsqu’Afra traversait la place où elle avait autrefois vendu du poisson, les commères ne se privaient pas de commentaires :
— Misère ! Parbleu ! Voilà une affaire qui semble rentable ! s ’il suffit d’écarter les jambes maintenant !
Certaines crachaient par terre devant elle ou lui tournaient le dos dès qu’elles l’apercevaient. Afra ne sachant pas à quoi était dû ce revirement de l’opinion à son égard, continuait de porter sans se soucier la robe jaune.
Un samedi soir, où tous se restauraient tranquillement à la cantine, il se produisit un incident regrettable. Un charpentier éméché, un solide gaillard surnommé le géant, s’en prit à Afra :
— Eh toi, la petite pute, viens t’occuper de moi, assieds-toi sur la table, lui dit-il en lui lançant cinq sous.
Les conversations animées des ouvriers se turent immédiatement. Tous les yeux étaient braqués sur Afra, tandis que le géant commençait à sortir son vit de ses braies.
Afra se figea d’effroi :
— Tu imagines peut-être que je suis de celles qu’on achète pour cinq sous ? lança-t-elle furieuse au charpentier. Et jetant un regard méprisant sur son membre informe, elle ajouta : je n’ai encore jamais vu une horreur pareille.
L’entourage se mit à rire et certains frappèrent des mains sur la table.
— Voilà pour tes services, allez, magne-toi ! répliqua le géant. Il s’approcha d’elle, écarta les bras puis les resserra sur elle comme un étau avant de la plaquer sur la table. Les hommes ébahis se grandirent pour mieux voir.
Afra se débattit violemment.
— Mais aidez-moi, vous autres ! hurla-t-elle. Les hommes ne bronchèrent pas. Elle était incapable de se défendre. Mais soudain, comme mue par l’énergie du désespoir, elle réussit à lui flanquer un coup de genoux entre les jambes. L’homme se plia en deux, poussa un hurlement et lâcha Afra avant de se rouler sur le sol, tordu de douleur. Afra se redressa et partit en courant vers la porte de peur que les autres ne veuillent la retenir. En arrivant sur le seuil, elle tomba nez à nez avec Ulrich von Ensingen. En le voyant, les exclamations des ouvriers
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