Les Conjurés De Pierre
son doigt sur le parchemin et lut, tout d’abord d’une voix hésitante, puis de plus en plus vite tandis qu’Ulrich prenait une plume derrière lui et gribouillait de minuscules notes sur la paume de sa main :
« Nous, Johannes Andreas Xenophilos – simple copiste parmi les moines du couvent du Mont-Cassin – écrivons cette lettre de notre propre main – en l’année 870 après la naissance de Notre Seigneur – dans la troisième année du pontificat de notre Saint-Père dans l’ é glise, Hadrien II, – accablé par le chagrin et rongé de remords – mon échine courbe sous le poids du fardeau qui m’accable – ma plume s’est jusqu’à présent refusée à livrer ce secret qui lancine mon âme comme les feux de l’enfer – avec l’âge, ce poison m’étouffe chaque jour un peu plus comme le froid engourdit la vermine – je couche sur le parchemin ce qui n’honore ni moi ni le pape – De crainte d’être découvert avant de trépasser, j’écris avec le sang du Saint-Esprit ces mots qui resteront invisibles jusqu’à ce que Dieu le p ère décide s’il y a lieu de révéler mon infamie, et ce, dans quelles conditions – Pour ce qui est des faits : moi Johannes Andreas Xenophilos pour qui le scriptorium du Mont-Cassin tint lieu de deuxième famille, – reçut un jour la mission de rédiger un acte d’après des notes sommaires – rédigées à la sanguine qui offense l’œil du lecteur – le contenu de cet acte resta pour l’homme que je suis, si peu averti des affaires de l’État et de l’ é glise catholique, énigmatique – d’autant plus énigmatique que je ne comprenais pas pourquoi je devais, contrairement à ce que font les copistes habituellement, signer au nom de Constantinus Caecar – j’obtempérai finalement après m’être informé en hauts lieux et avoir reçu l’ordre de ne pas me préoccuper de ce qui ne concernait pas le simple copiste que j’étais – mon savoir se limite certes à celui que possède un copiste lambda – mon ignorance n’est cependant pas telle que je n’aie compris qu’on m’avait chargé de rédiger un faux. C’est pourquoi j’affirme expressément avoir été celui qui signa de sa propre main le Constitutum constantini dont l’ é glise romaine tira un profit illégitime, – en usurpant le nom du soi-disant signataire, qui, à cette époque, était mort depuis déjà cinq siècles… »
L’alchimiste se figea et leva des yeux hagards, comme si la foudre venait de s’abattre sur lui.
— Qu’avez-vous ? s’inquiéta Afra. Et Ulrich von Ensingen d’ajouter :
— Vous n’avez pas terminé, maître Rubaldus, poursuivez ! L’écriture est déjà en train de s’effacer.
Rubaldus acquiesça d’un air absent. Puis poursuivit sa traduction :
« Mon abbé, dont je me garderai bien de citer le nom, n’imagine pas que je puisse avoir remarqué le poison que l’on m’administre depuis des semaines, m’acheminant vers le silence éternel, – pourtant il a un goût aussi amer qu’une vieille noix et… »
L’alchimiste fit une pause mais Ulrich, qui lisait le latin, s’approcha de Rubaldus et poursuivit à voix haute :
« … le miel qui sucre le lait que je bois chaque matin ne parvient pas à masquer cette amertume. Que Dieu ait pitié de mon âme misérable. Amen. – p ost-scriptum : je cache ce parchemin sur la plus haute étagère du scriptorium à l’intérieur d’un livre qui n’a jamais intéressé qui que ce soit. Il porte le titre suivant : Des tréfonds de l’âme humaine. »
Ulrich von Ensingen leva les yeux et se tourna vers Afra qui restait là sur place comme pétrifiée. Elle lança alors un regard interrogateur à Rubaldus.
Ce dernier, embarrassé, se frottait le nez comme s’il cherchait une explication. Il prit le florin qu’il fit disparaître dans la poche de son pourpoint.
Afra rompit le pesant silence :
— Si je comprends bien, nous venons d’être les témoins d’un assassinat.
— Et qui plus est, d’un assassinat ayant eu lieu dans l’abbaye la plus célèbre de la chrétienté, celle du Mont-Cassin, ajouta Ulrich.
Rubaldus précisa pour relativiser la gravité des faits :
— a ssassinat qui eut lieu voilà cinq siècles. Le monde est corrompu, vraiment corrompu.
Maître Ulrich ne savait pas exactement comment interpréter l’attitude de l’alchimiste. Il y a quelques secondes, il semblait perturbé, voire ébranlé,
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