Les conquérants de l'île verte
pour toutes comme immortels, se superposent à l’action humaine, en la
surveillant, voire la contrariant, chaque fois que celle-ci passe les bornes
imposées par le Destin. Les dieux grecs sont des policiers et des censeurs
chargés de maintenir l’ordre dans une société idéale où chacun est à une place
définitive. Les prétendus dieux Celtes sont des entraîneurs qui montrent à
l’ensemble des humains comment transformer un monde encore à peine surgi du
chaos et le mener à un état de perfection. Cette attitude métaphysique imprègne
les moindres détails de l’épopée et fait d’elle une œuvre d’espoir et de
sérénité où chacun peut découvrir sa part d’infini.
Car, à quelques péripéties qu’ils soient mêlés, les héros
sont perpétuellement aux frontières du réel pour s’engager dans un ailleurs et, quelques détails réalistes qui se glissent de-ci
de-là, l’atmosphère est essentiellement sacrée. Selon toute vraisemblance, ces
récits, indépendamment de la forme sous laquelle ils nous sont parvenus, sont
l’expression narrative, romanesque en quelque sorte, d’anciens rituels
religieux, d’antiques drames liturgiques aujourd’hui perdus et dans lesquels
chaque personnage était un prêtre, un druide et donc un dieu, ou tout au moins
aspirait à le devenir : les actes sont parfois des prières plus efficaces
que les mots, surtout lorsque ceux-ci sont prononcés sans qu’on en comprenne
vraiment le sens. Le dépassement est alors la règle absolue car, dans l’optique
celtique telle qu’elle apparaît dans les textes, Dieu n’est pas : il devient . Et tous les êtres participent à son devenir.
Ces êtres comporteront donc de multiples facettes. Ils ne
seront ni bons ni mauvais, ils seront . Peu importent
leurs noms, qui sont interchangeables ; peu importent leurs apparentes
turpitudes, qui sont celles de la matière brute qui les constitue : ils
seront des héros qui auront chacun sa place dans la subtile et complexe
liturgie qui se déroule dans le monde depuis l’apparition du premier être
vivant. Le jeu commence.
Et voici les personnages sur le devant de la scène, ou
plutôt sur les premières marches du sanctuaire. Dans la tragédie antique, c’est
le chœur qui, introduisant les héros, ouvrait le rituel. Ici, un témoin vient
raconter ce qu’il a vu, car tout récit épique doit être justifié par une
tradition authentique ou considérée comme telle. En l’occurrence, ce témoin est
un homme étrange, Tuân mac Cairill, qu’on dit avoir vécu de multiples vies
depuis l’époque du déluge, et ce sous des aspects multiples. Dans des récits
analogues, le supplante un certain Fintan, fils de Bochra et descendant de Noé.
Peu importe : il fallait un témoin digne de foi, on en a trouvé un. De
plus, comme ces histoires sont rédigées à l’époque chrétienne, la caution de la
nouvelle religion s’imposait : cette caution s’incarne dans le saint moine
Finnen à qui Tuân va raconter ce qu’il sait, ou, dans une autre version, au
célèbre saint Colum-Cill (Colomba). D’ailleurs, plus tard, lorsqu’il s’agira de
transcrire la grande épopée des Fiana autour de Finn et
d’Oisin (Ossian), c’est saint Patrick lui-même, le grand évangélisateur de
l’Irlande, qui évoquera l’ombre du héros Cailté, l’un des compagnons de Finn,
pour lui faire raconter les aventures dont il a été à la fois le témoin et
l’acteur. Seulement, Cailté a une dimension humaine normale et n’a vécu qu’une
seule vie. Tuân mac Cairill a un aspect plus magique, aux limites du
surnaturel : il fait penser au barde gallois Taliesin qui, au cours de sa
seconde naissance, a acquis la connaissance suprême et, bien entendu, à Merlin
l’Enchanteur de la légende arthurienne, fils d’un diable, maître de la magie et
de la prophétie et qui, selon les textes eux-mêmes, confie à l’ermite Blaise le
soin de coucher par écrit les aventures du Saint-Graal à l’usage de la
postérité.
Ce procédé permet de remonter le temps et de tirer de
l’ombre les grandes figures qui vont accomplir le rituel, à commencer par les
ancêtres mythiques, tel Partholon qui, le premier, occupa, après le déluge, une
Irlande complètement vide, tel Nemed qui, le premier, sacralisa la terre de l’Île
Verte, tels ensuite les envahisseurs successifs, jusqu’aux fameux Tuatha Dé Danann , qui sont véritablement les héros
civilisateurs et les piliers de la
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