Les conquérants de l'île verte
société celtique théorique. Ils sont en
effet organisés et hiérarchisés, selon le modèle socioculturel
indo-européen ; ils sont la charpente même de tout ce qui a été édifié en
Irlande et que veulent maintenir, malgré l’occupation anglo-normande, les vieux
Gaëls, dépositaires de toute une tradition de sagesse et de conception du
monde.
Ainsi émerge la figure hiératique de Nuada, roi des tribus
de la déesse Dana, équilibrateur de cette société idéale, et qu’on pourrait en
un certain sens comparer au Zeus grec et au Jupiter romain. Mais il évoque
également le Tyrr germano-scandinave (et le personnage pseudo-historique latin
Mucius Scaevola), parce qu’il perd un de ses bras au cours d’une bataille. Dans
la tradition germano-scandinave (comme dans la tradition latine), la
« mutilation » résulte d’un faux serment prononcé sciemment pour
protéger le monde divin. Dans la tradition celtique, rien de tel : il
s’agit d’une blessure héroïque. Le problème, en l’occurrence, est que
l’intégrité physique du roi va de pair avec son intégrité morale : un roi
malade ou mutilé ne peut plus régner, car son royaume serait lui-même malade ou
mutilé, en vertu du principe que l’un et l’autre ne font qu’un. Toutefois,
comme les frontières du réel sont imprécises chez les Celtes, il y a toujours
moyen de redresser une situation catastrophique : il suffira d’un bras
d’argent pour que Nuada recouvre la plénitude de ses fonctions royales. Ainsi
pourra-t-il nominalement conduire les tribus de la
déesse Dana à la victoire contre les forces obscures – et obscurantistes – représentées par les Fomoré, ces démons de l’ombre à l’œil unique mais maléfique
dont le géant Balor, le foudroyant, est le chef et le maître d’œuvre.
Cependant, la société que représentent les Tuatha
Dé Danann est à l’image de la société humaine : elle regroupe, de
façon d’ailleurs élitiste et aristocratique, un certain nombre d’individus qui
sont autant d’archétypes qu’existent de fonctions sociales, soit en quelque
sorte des spécialistes d’un art (ce mot signifiant
également technique ). Le roi Nuada n’est que le pivot
d’un mécanisme complexe qui ne peut fonctionner si chaque rouage n’est à sa
place. Un roi sans guerriers, sans artisans, sans « savants », sans
prêtres, sans magiciens et sans poètes, n’est que pur néant. Que ferait le
fabuleux roi Arthur sans ses chevaliers et sans son devin ? Il en va de
même pour Nuada. Autour de lui tournoient des personnages tel Ogma, le maître
de la parole, cet Ogmios que le philosophe grec sceptique Lucien de Samosate
décrivait avec des chaînes qui, partant de sa langue, aboutissaient aux
oreilles des humains, tels le bronzier Credné, le forgeron Goibniu, le médecin
Diancecht et bien d’autres artistes qui participent à
une sorte de conférence où chacun a voix au chapitre. D’entre eux émerge la
grande figure de Dagda, dont le nom signifie littéralement « dieu
bon », mais qui a comme surnom Ollathair ,
c’est-à-dire « père de tous ».
Ce surnom est exactement l’épithète d’Odhin-Wotan, Alfadir , mais Dagda ne partage guère, semble-t-il, avec le
dieu germano-scandinave qu’une ambiguïté fondamentale. De même qu’Odhin-Wotan
est le dieu des contrats et ne cesse de les bafouer, Dagda, en tant que
« dieu bon », possède une massue des plus étranges dont l’une des extrémités
tue, tandis que l’autre ressuscite. Ne serait-il pas l’équivalent du dieu
gaulois Sucellos, toujours armé d’un marteau et dont le nom signifie
« frappeur » ? À moins qu’il ne s’agisse de Teutatès, ou
Toutatis, le « père du peuple » ? De toute façon, au fur et à
mesure du processus de « folklorisation » accompli au cours des
siècles, il est devenu le Gargantua de la tradition française, si bien repris
et mis en valeur par Rabelais. C’est en effet un géant, doué d’une puissance
sexuelle hors du commun et d’un appétit incroyable. D’ailleurs, il possède un
chaudron merveilleux, l’un des prototypes du Graal, dans lequel bout une
nourriture inépuisable. Mais il est aussi un artiste au sens actuel du mot, car
il peut jouer sur sa harpe l’air de la plainte qui fait pleurer et même mourir,
l’air de la joie qui fait rire, l’air du sommeil qui fait dormir quiconque
entend cette musique venue d’ailleurs.
Et, comme il est « le père de
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