Les conquérants de l'île verte
rafraîchir à la source de Uaran Garan en Connaught. Elle portait à la main
un vase en bronze blanc, destiné à lui faciliter ses ablutions. Elle le plongea
donc dans la source, et un petit animal qui ressemblait à un ver s’y trouva
pris. Elle resta un certain temps à l’examiner, car il était de forme étrange
et multicolore. Or, soudain, l’animal se mit à parler : « Reine, tu
es puissante et respectée mais, un jour, il te manquera quelque chose, et alors
tu te lanceras dans une guerre impitoyable pour acquérir cette chose qui te
fera défaut. – Que veux-tu dire par là, petit animal qui me parait si
pitoyable ? demanda la reine, au comble de l’étonnement. – En fait, loin
d’être un petit animal pitoyable, je suis capable de revêtir toutes les formes
que je veux. Mais le destin est ainsi fait que je ne trouverai pas la paix tant
que je vivrai. Veux-tu connaître tous les aspects qui ont été les miens depuis
que les hommes d’Irlande ont jeté un sort sur moi ? – Parle, petit animal,
et dis-moi ce que tu sais. »
Il lui raconta alors qui il était, la raison de sa querelle
avec son ami, les métamorphoses qu’ils avaient tous deux subies et les luttes
inexpiables auxquelles ils s’étaient livrés sans parvenir jamais à se
départager.
« Mais, dit Maeve, quand donc trouverez-vous le repos,
ton camarade et toi-même ? – Le dénouement est proche, maintenant, et tu y
joueras un grand rôle, ô Maeve. Sache que, demain, l’une de tes vaches viendra
se désaltérer à cette source et, en buvant, elle m’avalera. Elle deviendra
grosse et donnera naissance à un jeune taureau doté de cornes si magnifiques
qu’on l’appellera le Beau Cornu d’Aé. Mais sache aussi qu’en Ulster, dans le
Glass Gruind, se trouve actuellement un autre ver en tous points semblable à
moi. Demain, il sera avalé par l’une des vaches de Maga, fils de Daré, laquelle
mettra bas un taureau noir qu’on appellera le Brun de Cualngé. Et tu désireras
ce taureau, reine Maeve, parce qu’il sera aussi superbe et aussi puissant que
le Beau Cornu d’Aé. Et pas un seul taureau d’Irlande n’osera mugir que n’aient
d’abord mugi le Brun de Cualngé et le Beau Cornu d’Aé. »
Ayant prononcé ces paroles, le petit animal aux multiples
couleurs sauta hors du vase et disparut dans les profondeurs de la source. Et
la reine Maeve revint toute pensive dans la forteresse de Cruachan [96] .
Le soir de ce même jour, Ailill et Maeve se trouvaient dans
leur maison, à l’intérieur de la forteresse, avec tous leurs familiers, faisant
cuire la nourriture dans le chaudron. Et comme, la veille, il avait, avec ses
guerriers, fait deux prisonniers, le roi prit la parole : « Celui qui
ira mettre un brin d’osier autour du pied de l’un des captifs, dit-il, aura la
récompense de son choix. »
Grandes étaient les ténèbres, cette nuit-là. Tous les hommes
voulurent y aller, mais chacun d’eux revint au plus vite sans avoir mis le brin
d’osier autour du pied du prisonnier, dans la maison des tortures. Tous avaient
eu peur des fantômes qui rôdaient dans la forteresse. Alors, le jeune Néra se
leva et dit : « C’est bon, j’y vais. Mais je réussirai. – Si tel est
le cas, dit Ailill, tu auras ma bonne épée à la poignée d’or. »
Néra revêtit donc une solide armure et s’en fut vers la
maison où l’on gardait les prisonniers. Mais son armure tomba trois fois.
« À moins que tu n’y mettes un clou convenable, dit l’un des captifs, tu
essaieras en vain jusqu’à demain de la faire tenir. » Néra plaça un clou
dans l’armure, et celle-ci tint bon. « Tu es courageux, ô Néra, reprit le
captif. – Certainement, répondit Néra, et cela me permettra de recevoir l’épée
à poignée d’or du roi Ailill. – Écoute, dit encore le captif. Par ta vraie valeur,
prends-moi sur ton dos pour que je puisse aller boire avec toi. J’avais très
soif lorsqu’on m’a pendu ici. – Viens sur mon dos, répondit Néra. Mais où
vais-je te porter ? – Dans la plus proche maison. »
Comme ils approchaient de celle-ci, ils la virent soudain
cernée par un courant de feu. « Il n’y a rien de bon pour nous dans cette
maison, dit le captif, car il n’existe pas de feu sans sobriété. Allons dans
une autre, celle qui est la plus proche de nous. »
Mais quand ils arrivèrent près d’elle, ils la virent
entourée d’un lac. « N’allons pas dans cette maison, dit le
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