Les contrebandiers de l'ombre

lieutenant Handley. J'espère que, quand tout cela sera fini, lady Rhea me donnera une chance de m'expliquer.
    — Allons, sir Morgan : Rhea est une personne très compréhensive. Une fois qu'elle aura compris, vous serez pardonné.
    — Eh bien, je préfère cela. Mais... à propos de Bess Seacombe ? demanda soudainement sir Morgan.
    —Bess ?
    Sir Morgan remarqua l'hésitation dans la voix de Dante, comme l'usage de son prénom.
    — Vous avez l'air de la connaître.
    — Bess et moi avons grandi ensemble. Nous étions même supposés nous marier un jour. Elle a changé d'avis. Je ne la blâme pas : j'étais endetté jusqu'au cou et l'on me regardait comme un meurtrier à cette époque.
    — Ah? Je l'ignorais. Je suppose que vous savez qu'elle est veuve ?
    — Oui. Je suis au courant, fit Dante, sans divulguer ses sources.
    — Elle est aussi très endettée, l'informa sir Morgan.
    — Ah ? Non, je ne savais pas cela.
    Dante se remémora l'époque où elle l'avait éconduit.
    — Que s'est-il passé, le savez-vous ? demanda-t-il.
    — Oh, rien d'extraordinaire : son défunt mari a fait de mauvaises affaires. Il n'avait pas les pieds sur terre. Une société par actions dans laquelle un des plus gros actionnaires s'est soudain désisté et a retiré sa part : sir Miles Sandbourne et sir Harry Seacombe se trouvaient malencontreusement dedans. Pour éviter la ruine et le discrédit, et même la prison pour dettes, les investisseurs ont couvert le déficit et y ont laissé leur chemise. Je crois que sir Harry était le moins solide. (Sir Morgan expliqua tout cela sans la moindre pitié. Chargé d'une femme et de deux enfants, il n'aurait pas pris un risque aussi ridicule.) Il semble aussi que sir Harry s'intéressait plus à la santé de ses chiens et de ses chevaux qu'à celle de sa famille. Il passait son temps au chenil ou aux écuries. Je me demande pourquoi elle l'a épousé, soupira-t-il pour conclure.
    Dante resta silencieux, puis il dit :
    — Oui, je me souviens de ce Harry Seacombe. Vous avez raison, il était un peu toqué, mais pas dangereux. Je peux comprendre les raisons de Bess. Il y a quinze ans, c'était un bel homme riche, et il savait faire rire les dames.
    — Lady Bess est toujours très jolie femme, n'est-ce pas ?

Sir Morgan posait la question piège, qui ne marcha pas comme il l'entendait :
    — Oui, effectivement. Elle est aussi jolie que lorsque j'ai quitté le Devon, admit Dante.
    Pourquoi ? Vous êtes intéressé par les veuves sans le sou ?
    Les ténèbres permirent à sir Morgan de masquer son embarras. Il surprit Dante en déclarant sur un ton administratif :
    — Mon intérêt est purement officiel, car je la crois complice des contrebandiers, impliquée jusqu'au cou... et je détesterais voir le cou d'une femme abîmé...
    Mais Dante eut clairement l'impression qu'il ne reculerait pas devant ce désagrément pour que justice soit faite.
    — Bess ? Complice ? Cela voudrait dire complice de Shelby, et cela me paraît improbable, réagit-il.
    — Quand quelqu'un a besoin d'argent, surtout quelqu'un comme elle... Tenez, vous, par exemple : votre déconfiture financière vous a conduit à entreprendre des... enfin, vous avez fait feu de tout bois, lui rappela sir Morgan.
    Dante resta songeur.
    — Je ne vous aiderai pas à envoyer Bess au cachot, dit-il d'un ton définitif.
    — Vous êtes toujours autant attaché à elle ? demanda sir Morgan avec une soudaine sécheresse.
    Pensait-il à Rhea ou à son frère mort ? Aux deux, sans doute.
    — J'ai mes raisons pour cela, répondit Dante sur le même ton.
    — Je vois.
    — Non, je ne crois pas, mais ça ne fait rien, car je vous aiderai à arrêter Jack Shelby et ces Fils de Belial, promit Dante. Quel est votre plan ?

    — Là... Là, Kit, chuchota Rhea pour calmer son fils. Maman est là.
    Les yeux de Rhea étaient pourtant rivés sur la place laissée vide par Dante dans leur lit.
    Ouvrant sa chemise de nuit, elle amena la petite tête de Kit vers sa poitrine, et se rassit sur les coussins pendant qu'il tétait. Bientôt, ses petites mains s'arrêtèrent de s'agiter et il s'endormit, rassasié. Rhea le recoucha dans son berceau et arrangea ses couvertures.
    Elle s'approcha ensuite de la fenêtre. Un rayon de lune argenté coula dans la chambre. C'était presque comme en plein jour. Où était-il ? Elle promena son regard sur le jardin en désordre.
    Elle avait un mauvais souvenir de la dernière fois qu'il était parti en pleine nuit.