Les croisades vues par les arabes
figée. Si le sultan a reçu suffisamment de renforts pour être à l'abri d'une contre-attaque, les Franj ne peuvent plus être délogés. Peu à peu, un modus vivendi s'établit. Entre deux escarmouches, chevaliers et émirs s'invitent à banqueter et devisent tranquillement ensemble, s'adonnant même parfois a des jeux, comme le relate Bahaeddin.
Un jour, les hommes des deux camps, fatigués de se battre, décidèrent d'organiser un combat entre les enfants. Deux garçons sortirent de la ville pour se mesurer à deux jeunes infidèles. Dans le feu de la lutte, un des garçons musulmans sauta sur son émule, le renversa et le prit à la gorge. En voyant qu'il risquait de le tuer, les Franj s'approchèrent et lui dirent : « Arrête! Il est devenu ton prisonnier pour de vrai, et nous allons te le racheter. » Il prit deux dinars et le relâcha.
Malgré ce climat de fête foraine, la situation des belligérants n'est guère réjouissante. Les morts et les blessés sont nombreux, les épidémies font des ravages et, en hiver, le ravitaillement n'est pas facile. C'est surtout la situation de la garnison d’Acre qui préoccupe Saladin. A mesure que les vaisseaux arrivent d'Occident, le blocus maritime devient de plus en plus rigoureux. Par deux fois, une flotte égyptienne, comptant plusieurs dizaines de bâtiments, parvient à se frayer un chemin jusqu'au port, mais les pertes sont lourdes et le sultan doit bientôt recourir à la ruse pour ravitailler les assiégés. En juillet 1190, il fait armer à Beyrouth un immense bateau tout empli de blé, de fromage, d'oignons et de moutons.
Un groupe de musulmans prit place sur le navire, raconte Bahaeddin. Ils s'habillèrent comme les Franj, se rasèrent la barbe, accrochèrent des croix sur le mât et placèrent des porcs bien en évidence sur le pont. Ils s’approchèrent de la ville, passant tranquillement au milieu des vaisseaux ennemis. On les arrêta en leur disant : « On voit que vous vous dirigez vers Acre! » Feignant l'étonnement, les nôtres demandèrent : « N'avez-vous pas pris la ville? » Les Franj, qui croyaient vraiment avoir affaire à des congénères, répondirent : « Non, nous ne l'avons pas encore prise. » Bon, dirent les nôtres, nous allons donc accoster près du camp, mais il y a derrière nous un autre bateau. Il faut l’avertir tout de suite de peur qu'il n'aille vers la cité. » Les Beyrouthins, en fait, avaient tout simplement remarqué en venant qu'un navire franc avançait derrière eux. Les marins ennemis se dirigèrent tout de suite vers lui, tandis que les nôtres cinglaient toutes voiles dehors vers le port d’Acre, où ils furent reçus avec des cris de joie car la disette régnait dans la ville.
De tels stratagèmes ne peuvent toutefois se répéter trop souvent. Si l'armée de Saladin ne parvient pas à desserrer l'étau, Acre finira par capituler. Or, à mesure que les mois passent, les chances d'une victoire musulmane, d'un nouveau Hittin, semblent de plus en plus faibles. Loin de se tarir, le flot de combattants occidentaux ne fait que s'amplifier : en avril 1191, c'est le roi de France Philippe Auguste qui débarque avec ses troupes dans le voisinage d’Acre, suivi, début juin, par Richard Cœur de Lion.
Ce roi d'Angleterre, Malek al-Inkitar, nous dit Bahaeddin, était un homme courageux, énergique, audacieux au combat. Bien qu'inférieur au roi de France par le rang, il était plus riche et plus renommé comme guerrier. Sur son chemin, il s'arrêta à Chypre, dont il s'empara, et lorsqu'il fit son apparition devant Acre, accompagné de vingt-cinq galères bourrées d'hommes et de matériel de guerre, les Franj poussèrent des cris de joie, allumant de grands feux pour célébrer sa venue. Quant aux musulmans, cet événement remplit leurs cœurs de crainte et d'appréhension.
A trente-trois ans, le géant roux qui porte la couronne d'Angleterre est le prototype du chevalier belliqueux et frivole, dont la noblesse des idéaux cache mal la brutalité déroutante et la totale absence de scrupu- les. Mais si aucun Occidental n'est insensible à son charme et à son indéniable charisme, Richard lui-même est fasciné par Saladin. Dès son arrivée, il cherche à le rencontrer. Dépèchant un messager à al-Adel, il lui demande d'organiser une entrevue avec son frère. Le sultan répond sans un moment d'hésitation : « Les rois ne se réunissent qu'après la conclusion d'un accord, car il n'est pas convenable de se
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