Les croisades vues par les arabes
passera sa vie au service des atabeks de Mossoul, les Franj furent saisis de frayeur en entendant que l'armée de Karbouka se dirigeait vers Antioche, car ils étaient très affaiblis et leurs provisions étaient rares . Les défenseurs, en revanche, reprennent espoir. Une fois de plus, ils s'apprêtent à opérer une sortie dès que les troupes musulmanes se seront approchées. Avec la même ténacité, Yaghi Siyan, efficacement secondé par son fils Chams ad-Dawla, vérifie les réserves de blé, inspecte les fortifications et encourage ses troupes en leur promettant la fin prochaine du siège « avec la permission de Dieu ».
Mais l'assurance qu'il affiche en public n'est que façade. Depuis quelques semaines, la situation s'est sensiblement dégradée. Le blocus de la cité est devenu beaucoup plus rigoureux, le ravitaillement plus difficile et, circonstance plus préoccupante encore, les renseignements sur le camp ennemi se font rares. Les Franj, qui se sont apparemment rendu compte que tout ce qu'ils disaient ou faisaient était rapporté à Yaghi Siyan, ont décidé de sévir. Les agents de l'émir les ont vus tuer un homme, le rôtir sur une broche et manger sa chair en criant tout haut que tout espion qui serait pris subirait le même sort. Terrorisés, les informateurs se sont enfuis et Yaghi Siyan ne sait plus grand-chose des assiégeants. En militaire avisé, il juge la situation extrêmement inquiétante.
Ce qui le rassure, c'est de savoir que Karbouka est en route. Vers la mi-mai, il devrait être là, avec ses dizaines de milliers de combattants. A Antioche, tout le monde guette cet instant. Chaque jour, des rumeurs circulent, propagées par des citadins qui prennent leurs souhaits pour la réalité. On chuchote, on court vers les remparts, les vieilles femmes interrogent maternellement quelques soldats imberbes. La réponse est toujours la même : non, les troupes de secours ne sont pas en vue, mais elles ne sauraient tarder.
En quittant Mossoul, la grande armée musulmane offre un spectacle éblouissant avec les innombrables scintillements de ses lances sous le soleil et ses bannières noires, emblème des Abbassides et des Seldjoukides, qui flottent au milieu d'une mer de cavaliers drapés de blanc. Le pas est soutenu, malgré la chaleur. A ce rythme, elle sera à Antioche en moins de deux semaines. Mais Karbouka est soucieux. Peu avant le départ, il a reçu des nouvelles alarmantes. Une troupe de Franj a réussi à s'emparer d'Edesse, l'ar-Rouha des Arabes; une grande ville arménienne située au nord de la route qui mène de Mossoul à Antioche. Et l'atabek ne peut s'empêcher de songer que lorsqu'il s'approchera de la cité assiégée les Franj d'Edesse seront derrière lui. Ne risque-t-il pas d'être pris en tenaille? Aux premiers jours de mai, il réunit ses principaux émirs pour leur annoncer qu'il a décidé de modifier sa route. Il se dirigera d'abord vers le nord, réglera en quelques jours le problème d'Edesse, après quoi il pourra affronter sans risque les assiégeants d’Antioche. Certains protestent, lui rappelant le message angoissé de Yaghi Siyan. Mais Karbouka les fait taire. Quand sa décision est prise, il est têtu comme un bouc. Tandis que les émirs obéissent en maugréant, l'armée s'engage dans les sentiers montagneux qui mènent à Edesse.
De fait, la situation de la cité arménienne est préoccupante. Les rares musulmans qui ont pu la quitter ont transmis les nouvelles. Un chef franc nommé Baudouin est arrivé en février à la tête de plusieurs centaines de chevaliers et de plus de deux mille fantassins. C'est à lui que le maître de la ville, Thoros, un vieux prince arménien, a fait appel pour renforcer la garnison de sa ville face aux attaques répétées des guerriers turcs. Mais Baudouin a refusé de n'être qu'un mercenaire. Il a exigé d'être désigné comme héritier légitime de Thoros. Et celui-ci, âgé et sans enfants, a accepté. Une cérémonie officielle d'adoption a eu lieu selon la coutume arménienne. Alors que Thoros était revêtu d'une robe blanche très large. Baudouin, nu jusqu'à la ceinture, est venu se glisser sous l'habit de son « père » pour coller son corps au sien. Puis ce fut le tour de la « mère », c’est-à-dire la femme de Thoros, contre laquelle, entre la robe et la chair nue, Baudouin est venu, là encore, se glisser, sous le regard amusé de l'assistance qui chuchotait que ce rite, conçu pour l'adoption des
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