Les croisades vues par les arabes
prince Renaud, le « brins Arnat » des chroniqueurs, est arrivé en Orient en 1147 avec la mentalité déjà anachronique des premiers envahisseurs : assoiffé d'or, de sang et de conquête. Peu après la mort de Raymond d’Antioche, il est parvenu à séduire sa veuve puis à l'épouser, devenant ainsi le seigneur de la ville. Très vite, ses exactions l'ont rendu odieux, non seulement à ses voisins alépins, mais aussi aux Roum et à ses propres sujets. En 1156, prétextant le refus de Manuel de lui payer une somme promise, il a décidé de se venger en lançant un raid punitif contre l'île byzan- tine de Chypre et demande au patriarche d’Antioche de financer l'expédition. Comme le prélat se montrait récalcitrant, Renaud l'a jeté en prison, l'a torturé, puis, après avoir enduit ses blessures de miel, l'a enchaîné et exposé au soleil une journée entière, laissant des milliers d'insectes s'acharner sur son corps.
Bien entendu, le patriarche a fini par ouvrir ses caisses et le prince, ayant rassemblé une flottille, a débarqué sur les côtes de l'île méditerranéenne, écrasant sans difficulté la petite garnison byzantine, lâchant ses hommes sur l'île. De ce qui lui est arrivé en ce printemps de 1156, Chypre ne se remettra jamais. Du nord au sud, tous les champs cultivés ont été systématiquement ravagés, tous les troupeaux massacrés, les palais, les églises et les couvents ont été pillés, tandis que tout ce qui ne pouvait pas être emporté était démoli sur place ou incendié. Les femmes ont été violées, les vieillards et les enfants ont eu la gorge tranchée, les hommes riches ont été emmenés en otages et les pauvres décapités. Avant de repartir chargé de butin, Renaud a encore ordonné de rassembler tous les prêtres et les moines grecs, à qui il a fait couper le nez avant de les envoyer, mutilés, à Constantinople.
Manuel doit répondre. Mais en tant qu'héritier des empereurs romains, il ne peut le faire par un vulgaire coup de main. Ce qu'il cherche, c'est à rétablir son prestige en humiliant publiquement le chevalier-bri gand d'Antioche. Renaud, qui sait toute résistance inutile, décide, dès qu'il apprend que l'armée impériale est en route pour la Syrie, de demander pardon. Aussi doué pour la servilité que pour l'arrogance, il se présente au camp de Manuel, pieds nus, vêtu comme un mendiant, et se jette à plat ventre devant le trône impérial.
Les ambassadeurs de Noureddin sont là pour assister à la scène. Ils voient le « brins Arnat » couché dans la poussière aux pieds du basileus qui, sans avoir l'air de le remarquer, poursuit tranquillement son entretien avec ses invités, attendant plusieurs minutes avant de daigner lancer un regard à son adversaire, lui indiquant d'un geste condescendant de se relever.
Renaud obtiendra le pardon, et pourra ainsi conserver sa principauté, mais son prestige en Syrie du Nord sera à jamais terni. Dès l'année suivante, il est d'ailleurs capturé par les soldats d'Alep au cours d'une opération de pillage qu'il menait au nord de la ville, ce qui lui vaudra seize années de captivité avant de réapparaître sur le devant de la scène où le destin le désigne pour jouer-le plus exécrable des rôles.
Quant à Manuel, son autorité, au lendemain de cette expédition, ne cesse de se renforcer. Il parvient à imposer sa suzeraineté aussi bien à la principauté franque d'Antioche qu'aux Etats turcs d’Asie Mineure, redonnant ainsi à l'empire un rôle déterminant dans les affaires de Syrie. Et cette résurgence de la puissance militaire byzantine, la dernière de l'Histoire, bouleverse, dans l'immédiat, les données du conflit qui oppose les Arabes aux Franj. La menace constante que représentent les Roum à ses frontières empêche Noureddin de se lancer dans la vaste entreprise de reconquête qu'il souhaitait. Comme, en même temps, la puissance du fils de Zinki interdit aux-Franj toute velléité d'expansion, la situation en Syrie se trouve en quelque sorte bloquée.
Néanmoins, comme si les énergies contenues des Arabes et des Franj cherchaient à se libérer d'un coup, voici que le poids de la guerre va se déplacer vers un nouveau théâtre d'opérations : l'Egypte.
CHAPITRE IX
LA RUÉE VERS LE NIL
« Mon oncle Chirkouh se tourna vers moi et dit : " Youssef, range tes affaires, on s'en va! " En recevant cet ordre, je me sentis frappé au cœur comme par un coup de poignard, et
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