Les croisades vues par les arabes
paralysés par une force mystérieuse. On dit que le « vieux de la montagne » leur demanda alors d'avertir le sultan qu'il désirait le rencontrer personnellement et en privé, que, terrorisés, ils coururent raconter à leur maître ce qui venait de se produire, et que Saladin n'en présageant rien de bon fit répandre de la chaux et des cendres tout autour de sa tente pour détecter toute trace de pas, tandis qu'à la tombée du jour il installa des gardes munis de torches pour le protéger. Soudain, en pleine nuit, il se réveilla en sursaut, remarqua l'espace d'un instant une figure inconnue qui se glissait hors de sa tente et dans laquelle il crut reconnaître Sinan en personne. Le mystérieux visiteur avait laissé sur le lit une galette empoisonnée avec un papier où Saladin put lire : Tu es en notre pouvoir . Alors Saladin aurait poussé un cri, et ses gardes seraient accourus, jurant qu'ils n'avaient rien vu. Dès le lendemain, Saladin s'empressait de lever le siège et de revenir à toute vitesse vers Damas.
Ce récit est sans doute fortement romancé, mais c'est un fait que Saladin a décidé fort subitement de changer totalement de politique à l'égard des Assassins. Malgré son aversion pour les hérétiques de toutes sortes, il ne tentera jamais plus de menacer le territoire des batinis. Bien au contraire, il cherchera désormais à se les concilier, privant ainsi ses ennemis, aussi bien musulmans que Franj, d'un précieux auxiliaire. Car, dans la bataille pour le contrôle de la Syrie, le sultan est décidé à mettre tous les atouts de son côté. Il est vrai qu'il est virtuellement gagnant depuis qu'il s'est emparé de Damas, mais le conflit s’éternise. Ces campagnes qu'il faut mener contre les Etats francs, contre Alep, contre Mossoul, dirigée elle aussi par un descendant de Zinki et contre divers autres princes de la Jézira et de l'Asie Mineure sont épuisantes. D'autant qu'il doit se rendre régulièrement au Caire pour décourager intrigants et comploteurs.
La situation ne commence à se décanter qu'à la fin de l'année 118l, lorsque as-Saleh meurt subitement, peut-être empoisonné, à l'âge de dix-huit ans. Ibn al-Athir raconte ses derniers moments avec émotion :
Quand son état empira, les médecins lui conseillèrent de prendre un peu de vin. Il leur dit : « Je ne le ferai pas avant d'avoir l'opinion d'un docteur de la loi. » Un des principaux ulémas vint à son chevet et lui expliqua que la religion autorisait l'emploi du vin comme médicament. As-Saleh demanda : « Et pensez-vous vraiment que si Dieu a décidé de mettre fin à ma vie il pourrait changer d'avis s'il me voyait boire du vin? » L'homme de religion fut bien obligé de dire non. « Alors, conclut le mourant, je ne veux pas rencontrer mon créateur en ayant dans l'estomac un aliment interdit. »
Un an et demi plus tard, le 18 juin 1183, Saladin fait son entrée solennelle à Alep. Désormais, la Syrie et l'Egypte ne font plus qu'un, non pas nominalement, comme au temps de Noureddin, mais effectivement, sous l'autorité incontestée du souverain ayyoubide. Curieusement, l'émergence de ce puissant Etat arabe qui les enserre chaque jour davantage n'amène pas les Franj à faire preuve d'une plus grande solidarité. Bien au contraire. Tandis que le roi de Jérusalem, affreusement mutilé par la lèpre, sombre dans l'impotence, deux clans rivaux se disputent le pouvoir. Le premier. favorable à un arrangement avec Saladin, est dirigé par Raymond, comte de Tripoli. Le second, extrémiste, a pour porte-parole Renaud de Châtillon, l'ancien prince d'Antioche.
Très brun, le nez en bec d'aigle, parlant couramment l'arabe, lecteur attentif des textes islamiques, Raymond serait passé pour un émir syrien comme les autres si sa grande taille ne trahissait ses origines occidentales.
Il n'y avait, nous dit Ibn aI-Athir, parmi les Franj de cette époque aucun homme plus courageux ni plus sage que le seigneur de Tripoli, Raymond Ibn Raymond as-Sanjili, descendant de saint Gilles. Mais il était très ambitieux et désirait ardemment devenir roi. Pendant un temps, il assura la régence, mais il en fut bientôt écarté. Il en conçut tant de rancœur qu'il écrivit à Salaheddin, se rangea à ses côtés et lui demanda de l'aider à devenir roi des Franj. Salaheddin s'en réjouit et il s'empressa de libérer un certain nombre de chevaliers de Tripoli qui étaient prisonniers chez les musulmans.
Saladin est attentif à
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