Les Dames du Graal
de silence, entrèrent deux pucelles portant entre elles un grand plat sur lequel était une tête d’homme baignant dans son sang. La compagnie jeta de tels cris qu’il était fatigant de rester dans la même salle qu’eux » ( Peredur ab Evrawc , trad. J. Loth).
Trois récits, trois auteurs, l’un français, le second allemand, le dernier gallois, mais à travers des nuances de détails, un unique schéma. Le récit gallois est d’une grande sobriété et, bien que contenu dans un manuscrit du XIV e siècle, il semble remonter à un modèle très ancien. Le récit de Chrétien de Troyes est, par la date de sa composition (1190), le premier à signaler l’existence d’ un graal . Le récit de Wolfram Von Eschenbach (1220 environ), qui est une adaptation de celui de Chrétien, est chargé d’éléments divers et se perd dans un luxe de détails, mais il donne le nom de celle qui porte le Graal .
Ce sont trois textes de base, trois textes qui vont provoquer par la suite d’innombrables continuations. Et surtout, alors qu’on ne sait pas trop ce qu’est le Graal (Chrétien dit un graal , nom commun, et le conteur gallois ne le nomme pas) ni ce qu’il contient, les auteurs de romans arthuriens vont abondamment broder sur ce thème et l’interpréter selon leurs propres tendances et leur propre imaginaire. Cependant, une chose est sûre : chaque fois que ce mystérieux cortège se déroule, c’est toujours une femme (deux dans la version galloise) qui porte ce mystérieux récipient qu’est le Graal , quelle que soit la forme ou l’aspect de celui-ci.
Il en est ainsi dans le long récit français en prose du milieu du XIII e siècle qu’on appelle le « corpus Lancelot-Graal », ou encore « Vulgate Lancelot », attribué faussement à l’Anglo-Normand Gautier Map : « C’est alors qu’arriva la jeune fille. Elle était si belle et si désirable que Lancelot dut s’avouer qu’il n’avait jamais vu femme de si éclatante beauté, hormis la reine Guenièvre… La jeune fille s’avançait dans la salle, très doucement, comme si elle glissait sur le sol. Elle portait un vase qui ressemblait à un calice d’un éclat éblouissant. Lancelot eut le sentiment et la certitude que c’était un saint et digne objet : aussi joignit-il les mains et s’inclina-t-il à son passage, imité en cela par tous les autres convives » (trad. J. Markale). En fait, et bien qu’il soit amoureux de la reine Guenièvre et d’une fidélité absolue envers elle, Lancelot ne voit même pas le Graal, mais seulement celle qui le porte, car lorsque le roi, à la fin du repas, lui demande ce qu’il pense « du riche vase que la jeune fille portait », il répond : « Il me semble n’avoir jamais vu une demoiselle aussi belle. De dame, je ne dis pas, mais de demoiselle, sans conteste. »
Qui est donc cette « demoiselle », cette mystérieuse « porteuse de Graal » dont la beauté et le rayonnement sont à la mesure de l’objet qu’elle tient dans ses mains ? Le nom que lui donne Wolfram semblerait convenir parfaitement à sa fonction, puisque Repanse de Schoye signifie « qui dispense la joie », dans une optique chrétienne bien entendu. Mais dans la version en prose dite de Gautier Map, selon les manuscrits, elle est appelée Élaine (Hélène), Amide ou Héliazabel (Élisabeth), ce dernier nom constituant une référence biblique qui sera largement exploitée lorsqu’on fera de la Porteuse de Graal la mère de Galaad. De toute façon, cette « demoiselle » est bien ambiguë. À la fin du récit gallois de Peredur , on ne manque pas d’être surpris lorsqu’on voit, au Château des Merveilles, c’est-à-dire au Château du Graal, un jeune homme blond se précipiter vers le héros et lui dire : « Seigneur, c’est moi que tu as vu sous les traits de la jeune fille noire, à la cour d’Arthur, puis lorsque tu jetas la table de jeu, lorsque tu tuas l’homme noir, lorsque tu tuas le cerf, quand tu t’es battu avec l’homme de la pierre plate. C’est encore moi qui me suis présenté avec la tête sanglante sur le plat … » (trad. J. Loth). Y aurait-il eu confusion de la part du conteur gallois ou bien est-ce la résurgence de l’ancienne forme du mythe ? Le jeune homme blond déclare nettement avoir eu l’aspect de la jeune fille noire, affirmant de ce fait à la fois son androgynat et sa nature féerique.
Il est intéressant, de toute façon, de remarquer à travers
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