Les Dames du Graal
du moins dans l’imaginaire des poètes et des conteurs du XII e siècle. Cette conception s’insère dans la droite lignée des traditions celtiques qui insistent toujours sur le dépassement de la condition humaine. Si vous ne vous dépassez pas, vous ne serez jamais des dieux. Tel est le message. Mais pour se dépasser, il faut se créer un but, une image, un soleil . Et ce soleil ne peut être que Guenièvre.
Car si la femme aimée, la Dame, la Reine, est le Soleil , il n’est pas étonnant que celui ou ceux qui la contemplent en soient éblouis, aveuglés même, au point de se trouver en plein état d’ extase . C’est encore dans le Chevalier de la Charrette qu’on en trouvera un autre exemple significatif. Lancelot s’est fait remettre, par une « pucelle » un peigne dont Guenièvre s’est servi et qui retient quelques cheveux de la reine : « Il prend soin d’en retirer les cheveux avec ses doigts si doux qu’il n’en rompt pas un seul… L’adoration commence : à ses yeux, à sa bouche, à son front, à tout son visage, il les porte et cent et mille fois. Il les enferme dans son sein… L’or purifié cent fois et cent fois affiné au feu serait plus obscur que la nuit auprès du jour le plus brillant de cet été si l’on regardait côte à côte et l’or et les cheveux » (trad. J. Frappier). On pourrait hausser les épaules et expliquer l’attitude de Lancelot par du fétichisme. Mais comment ne pas comparer cette extase quasi mystique à celle qui saisit Galaad lorsqu’il se penche au-dessus du « saint » Graal et y découvre l’Ineffable. L’éblouissement est celui qu’on ressent devant la Beauté suprême, d’essence divine, et qui est, selon André Breton, « convulsive », mais surtout « explosante fixe ».
Dans une séquence du magnifique – et pourtant insupportable – film de Robert Bresson intitulé Lancelot du Lac , on nous présente les chevaliers réunis dans la cour du château d’Arthur. La Quête du Graal est terminée depuis longtemps, et les chevaliers, n’ayant plus aucun but, s’ennuient profondément. La nuit tombe, l’obscurité devient pesante. Or, tout à coup, une fenêtre s’éclaire. C’est la fenêtre de Guenièvre. Aussitôt, les regards des chevaliers se fixent dans cette unique direction, éblouis qu’ils sont par cette lumière, comme des papillons de nuit égarés.
Il n’y a pas de meilleure illustration que cette séquence du rôle et de la fonction de la reine Guenièvre.
CHAPITRE III
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La Porteuse de Graal
« Tandis qu’ils causent à loisir, paraît un valet qui sort d’une chambre voisine, tenant par le milieu de la hampe une lance éclatante de blancheur… Une goutte de sang perlait à la pointe du fer de la lance et coulait jusqu’à la main du valet qui la portait. Alors viennent deux autres valets, deux fort beaux hommes, chacun en sa main un lustre d’or niellé, dans chaque lustre brûlaient dix cierges pour le moins. Puis apparaissait un graal , que tenait entre ses deux mains une belle et gente demoiselle, noblement parée, qui suivait les valets. Quand elle fut entrée avec le graal , une si grande clarté s’épandit dans la salle que les cierges pâlirent, comme les étoiles ou la lune quand le soleil se lève » (Chrétien de Troyes, Perceval , trad. L. Foulet).
« Un écuyer franchit d’un bond la porte, dans la main il tenait une lance sur le tranchant de laquelle on voyait sourdre du sang qui coulait le long de la hampe, jusque sur la main et dans la manche… Maintenant enfin apparut la reine. Son visage rayonnait d’un tel éclat que tous crurent que le jour se levait. Son vêtement était fait de soie d’Arabie, et sur un tissu vert émeraude elle portait la quintessence de toutes les perfections du Paradis, une chose qui était à la fois racine et branches. Cet objet s’appelait le Graal et il dépassait tout ce qu’on pouvait souhaiter sur terre. La noble dame, qui était seule à pouvoir porter le Graal , avait nom Repanse de Schoye . La nature du Graal était telle qu’il fallait que celle qui en prenait soin fût pure et exempte de toute fausseté » (Wolfram von Eschenbach, Parzival , trad. W. Spiewok et J.-M. Pastré).
« Il commençait à causer avec son oncle, lorsqu’il vit venir dans la salle et entrer dans la chambre deux hommes portant une lance énorme : du col de la lance coulaient jusqu’à terre trois ruisseaux de sang… Après quelques instants
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