Les Dames du Graal
à lui avec une rare impudence. La jeune fille n’est pas l’ Ancilla Domini de l’Évangile de Luc, qui obéit passivement aux ordres de l’archange Gabriel. Non seulement elle est complice de toute cette machination, mais elle y prend goût. La preuve en est que, beaucoup plus tard, lorsqu’elle viendra à la cour d’Arthur en compagnie de son père, elle s’arrangera, toujours grâce à la « potion magique » de Brisane, pour passer une seconde nuit dans le même lit que Lancelot. Il serait ridicule de faire de la Porteuse de Graal, comme l’ont fait certains commentateurs mal inspirés ou sclérosés par une trop forte absorption de catéchisme, une nouvelle Vierge Marie se sacrifiant pour sauver le royaume, en parallèle avec la theotokos qui comprend que sa mission est de donner vie au Sauveur de l’humanité. Ou alors, il faudrait émettre l’hypothèse que l’épisode évangélique dit de la Visitation n’est que le résultat d’une machination encore plus énorme que celle mise en place par Brisane et le Roi Pêcheur.
Il n’en est pas de même pour Lancelot. « Lancelot, lui, la désirait d’une tout autre façon : il ne la convoitait pas pour sa beauté, mais uniquement parce qu’il la prenait pour sa dame, la reine Guenièvre. Seule cette méprise décuplait son plaisir, et il la connut comme Adam connut sa femme, ou plutôt autrement, car Adam connut sa femme légitimement, sur l’ordre de Dieu, tandis que Lancelot connut cette jeune vierge dans le péché et par une union illicite » (trad. J. Markale). Le raisonnement est tortueux, mais juste, à cette nuance près que Lancelot, lorsqu’il voit la jeune fille pour la première fois, en est si ému et bouleversé qu’il ne peut s’empêcher de la comparer à la reine Guenièvre. Mais il est exact qu’en croyant coucher avec Guenièvre, il commet un adultère, tandis que la Porteuse de Graal ne commet qu’un simple péché de chair, facilement pardonnable, surtout si c’est, comme l’enseigneront les casuistes du XVII e siècle, pour un but noble et élevé.
En somme, comme dans l’histoire de Tristan et Yseult, où « Dieu protège les amants », ils ont bu par erreur le « vin herbé » et ne sont donc pas responsables, selon la logique des casuistes. La nuit de Lancelot et de la Porteuse de Graal fut, en langage réaliste, « une bonne partie de jambes en l’air » où chacun trouva son compte. « Mais le Seigneur, en qui habite toute pitié et qui ne juge pas seulement les pécheurs à leurs actes, considéra cette union comme nécessaire à l’accomplissement des aventures. Et il leur accorda d’engendrer et de concevoir un fruit, sachant que la virginité d’une femme serait à l’origine d’une autre fleur, porteuse de vertu et de compassion, pour le plus grand bienfait de nombreuses terres qui retrouveraient ainsi plénitude et bonheur » (trad. J. Markale). Certes, les organes sexuels sont des parties honteuses , mais on est bien obligé de convenir que c’est Dieu lui-même qui nous a créés ainsi, à son image , dit la Genèse , et que lesdites parties honteuses servent quand même à quelque chose, à savoir la pérennité de l’espèce et, dans certains cas, à la procréation de héros indispensables à l’équilibre du monde. Une remarque s’impose cependant, et la suite du récit attribué à Gautier Map le révèle : le fruit conçu par la Porteuse de Graal, le fameux Galaad, n’oubliera jamais sa mission qui est de guérir le roi blessé, mais pour cela, il passera outre à sa compassion, massacrant joyeusement tous ceux qui se dresseront en travers de sa route. Ce sont les contradictions du Christianisme, qui refuse officiellement la violence mais qui la pratique quotidiennement, au réel (les Croisades et l’Inquisition) et au figuré (la contrainte morale, l’excommunication, la terreur de l’Enfer). Comprenne qui pourra…
C’est dire l’importance de cet épisode où se dévoile la duplicité des conteurs du Moyen Âge, louvoyant sans cesse entre les normes officielles de l’Église et le substrat païen qui imprègne toutes les légendes réunies dans le cycle du Graal. On pourrait même faire, à partir des travaux de l’érudite anglaise Jessie Weston, au début du XX e siècle, une lecture psychanalytique de haut vol. Sachant que le mot graal vient de l’ancien occitan gradale , devenu depuis grazale , et qui est du genre féminin, il n’est pas ridicule
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