Les Dames du Graal
d’affirmer que, pendant le cortège du Graal, la fille du Roi Pêcheur présente son sexe de façon à ce que Lancelot en soit fou de désir (bien entendu, il ne s’agit pas d’amour !). Le graal n’est qu’un récipient, un réceptacle , allons plus loin, une matrice dont l’ouverture est une vulve . Cette matrice est à l’image du royaume du Roi Pêcheur, stérile parce qu’elle est vide. Chrétien de Troyes s’est bien gardé de dire ce que contenait ce récipient mystérieux. Il est probable qu’il ne le savait pas lui-même. Ce sont ses continuateurs qui y ont mis le sang du Christ. Mais, à l’époque de l’affirmation de la doctrine de la transsubstantiation et de l’essor de la théologie cistercienne, il était nécessaire de récupérer un thème aussi vieux que le monde et de le faire servir aux objectifs de l’Église.
La traduction littérale est donc la suivante : le Graal est vide, et il a besoin d’être rempli par du sperme – réel ou symbolique. Ainsi s’accomplira la re-naissance . L’union de Lancelot et de la Porteuse de Graal est un hiérogame, un mariage sacré et, dans ce cas, peu importent les manipulations, les machinations, les faussetés, les adultères : le Christ, du moins si l’on prend les Évangiles à la lettre, n’est-il pas né dans des conditions fort obscures ? Mais tout héros de lumière, tout dieu incarné, tout salvateur ont des naissances irrégulières, extraordinaires, hors du commun.
Galaad, celui qui devait mettre un terme aux aventures du Graal, ne pouvait venir au monde comme un simple mortel. On sait que, dans la légende du Latium, Romulus et Remus, fondateurs de Rome, sont nés de l’accouplement d’une vestale, donc d’une prêtresse, et du dieu Mars. La Porteuse de Graal est elle-même une sorte de vestale, chargée de veiller sur la lumière mystérieuse qui émane de la coupe sacrée. Elle est prêtresse et elle ne peut s’unir qu’à un être exceptionnel. On pourra objecter que cet être n’est pas un dieu, mais c’est en tout cas le meilleur chevalier du monde . Encore faudrait-il prendre conscience que le personnage de Lancelot du Lac n’est que l’aspect héroïsé, presque folklorique, du grand dieu pan-celtique Lug au Long Bras, le Multiple Artisan, celui qui représente toutes les fonctions divines, qui dispose d’une lance redoutable dont la chaleur est telle qu’il faut la plonger dans un chaudron rempli de sang humain pour la refroidir {62} . Le schéma mythologique est intact sous le récit romanesque qui, lui, doit s’adapter aux exigences et aux goûts de l’époque.
Donc la conjonction de la prêtresse et du dieu incarné s’est faite, mais sous un voile de ténèbres et par le biais d’une illusion magique. Tout cela est en quelque sorte du domaine du rêve, de l’irréel. Le matin, quand le soleil se lève, le voile se déchire et le réel reprend ses droits. L’effet du breuvage magique s’est dissipé, et Lancelot comprend qu’il a été dupé : ce n’est pas Guenièvre qui est à ses côtés mais la fille du Roi Pêcheur. Il ne cherche pas à comprendre. Furieux, parce qu’il a été infidèle – même sans le vouloir – à la femme qu’il aime, il veut tuer la jeune femme, sans doute dans l’intention – puérile – d’effacer toute trace de ce qu’il considère comme un péché contre l’amour. Et ce n’est que par sa douceur et par ses larmes que la Porteuse de Graal parvient à le calmer, puis à l’apitoyer. Lancelot repartira vers son destin, et celui de la fille de Pellès se déroulera comme prévu.
Cette histoire ne se trouve que dans un seul récit, celui inspiré par l’esprit cistercien. On se doute bien qu’il s’agissait avant tout d’éliminer le trop sulfureux Perceval et de déplorer les échauffements de Lancelot en créant de toutes pièces un nouveau personnage, cette fois-ci irréprochable, même en faisant appel à des méthodes peu conformes aux normes chrétiennes. Mais c’était aussi proclamer que c’est parfois en passant par l’Enfer qu’on atteint le Paradis. Le tout est de ne pas y rester. Cependant, cette histoire n’a pas été inventée : elle n’est qu’un habile détournement de deux autres histoires – intégrées dans le cycle du Graal – et en constitue un contrechamp étonnant. Car les auteurs de romans arthuriens, on l’a démontré depuis longtemps, n’écrivent jamais au hasard : ils se renvoient la balle les uns aux
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