Les Décombres
ballotter qu’aux derrières de quelques vieux sur le bord de la tombe.
Le canon, chaque jour, grondait. Le peuple trottait, n’accordant même pas une seconde d’arrêt, un atome de pensée à ce phénomène fantastique, le canon sur Paris. Cette guerre domestiquait jusqu’à ce gong solennel et profond comme les plus grandes voix de la nature. Le canon foirait avec majesté dans le crachin hermétique, vers on ne savait quel ennemi inaccessible et railleur, canon ponctuel, gravement dérisoire, comme les coups d’un antique Lefaucheux dans le brouillard d’un matin de chasse.
* * *
L’affaire de Finlande venait tout à coup animer le mauvais film de la guerre des démocraties. Dans l’instant, les Munichois se réveillaient furieusement bellicistes. Nous reconnaissions enfin, contre les Soviets, une guerre juste. C’était un honnête principe autour duquel [,reconnaissons-le,] nous déraisonnâmes copieusement. Rien n’est plus tristement et ingénuement burlesque, à deux années de distance, quand on sait l’état où nous nous trouvions, que tous nos articles enflammés exigeant des avions pour Mannerheim, l’appareillage « des deux plus grandes flottes du monde », le rassemblement d’une armée antimoscovite. Enfin, l’ennemi commettait la faute providentielle attendue depuis trois mois ! Hitler n’avait pu en dissuader la brute Staline. Nos stratèges tenaient leur introuvable front de terre. Hé quoi ! nos quatre-vingts divisions, ayant tout juste à tenir les lignes de France, cette bagatelle, cette corvée de factionnaires, ne s’étaient point encore ébranlées pour cueillir dans le grand Nord la victoire et, pulvérisant de Leningrad au Rhin les cinq cents divisions germano-russes, prendre à revers la Siegfried Stellung ?
Il était dit que l’imbécillité suraiguë remplacerait le typhus dans cette guerre et que sa contagion n’épargnerait personne. C’était à notre tour de jouer les justiciers avec nos sabres de paille.
Huit jours plus tard, la nouvelle campagne avait pris sa forme nécessaire ; épopée en Finlande, combats de langues chez nous. Si les fascistes-pacifistes brûlaient tout à coup d’ardeur guerrière, les démocrates-bellicistes se trouvaient non moins soudainement réfrigérés. Le clan moscoutaire, qui n’avait jamais désarmé, se reformait tout entier devant le danger, au coude à coude. Les canons du Creusot contre les armées rouges ? Quelle légèreté ! Quel crime ! Non, cela ne serait point. Nous ne pouvions distraire un seul revolver de notre défense nationale. Cette campagne de Finlande, du reste, était encore un coup de Hitler. Le monstre voulait se faire oublier, nous distraire. La splendide Armée rouge tant célébrée, tant regrettée, recevait-elle la frottée d’une poignée de skieurs, l’épisode était négligeable. C’est qu’elle avait braqué toutes ses forces contre l’Hitlérie. Dans les tenailles moscovites, Hitler tremblait de plus en plus. Staline était vraiment en échec ? Soit, mais c’était une nouvelle raison d’espérer. Il n’oserait pas, avec cette armée chancelante, suivre Hitler dans la guerre. Que le ciel nous gardât surtout de rien casser ! Dans ce pas délicat, nos amabilités au Kremlin étaient plus que jamais obligatoires. Nos sourires rendraient leur flamme aux bataillons de Vorochilov.
La diplomatie française unanime ne pensait point autrement. Tout était donc dit. Pour la première fois depuis des années, un petit peuple agressé résistait victorieusement. Mais les formidables empires alliés, défenseurs du droit et de la liberté, sur le grand pied de guerre, ne dépêcheraient même pas un caporal à son secours.
On ne pouvait perdre plus parfaitement la face, avouer plus totalement son impuissance. Et ce serait bien pis encore dans quelques semaines, si la Finlande s’acharnait, si elle tenait pied. Quels gêneurs que ces bougres-là, avec leur Mannerheim et leur héroïsme ! Que de vœux impatients le Quai d’Orsay devait faire pour leur écrabouillement instantané !
Digne fin d’un système absurde : l’U. R. S. S. se trouvait être présidente en exercice de la Société des Nations. Il fallut l’exclure dans un concert de sanglots. Sur un dernier « Tu quoque », la confrérie genevoise ferma douloureusement ses portes. On ne devait plus en entendre parler.
* * *
Mais il s’agissait bien de la Finlande, du blocus, et de cinq millions de mobilisés,
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