Les Décombres
dernière guerre, les généraux suffisants ou affolés, fossiles ou brouillons, aussi dépourvus d’idées que de caractère, de bronze pour les préjugés, la routine, les pétarades, de cire devant les politiciens ; les états-majors apprenant laborieusement des Allemands à se battre, toujours devancés par eux, les ignominies du grignotage, de l’Artois, des Vosges, de la Champagne, de 1917, entreprises pour user l’ennemi et saignant à blanc le pays pour quarante années ; les robustes sexagénaires à trois ou cinq étoiles, œil d’acier, moustache impérative, convictions catholiques, planqués à dix kilomètres des barbelés, expédiant de là par téléphone leurs divisions au massacre ; les beaux adolescents, les jeunes maris, les pères, les petits conscrits paysans gourds et candides, les grands vignerons gaulois aux longues bacchantes, aux poitrines profondes et moussues, les poètes, les Bretons résignés, les Méridionaux joyeux, les Marocains nobles et graves, les Bambaras aux rires d’enfants, tous devenus des cadavres tordus, éventrés, arrachés, écartelés, émasculés, broyés en bouillie, desséchés et recroquevillés dans les ferrailles, putréfiés dans la fange, pour rien, dix fois, cent fois pour rien, parce que quelques vieux hommes qui tenaient dans leurs mains leur mort et leur vie manquaient d’imagination et ne savaient pas leur métier.
Cependant, je voulais demeurer obstinément persuadé de nos capacités militaires. En dépit de tout, nous étions parvenus à la victoire. Je croyais, je l’ai dit, à la grandeur du métier des armes. Je voulais absolument qu’elle engendrât la sagesse et la science. Je ne voyais que trop qu’un Gamelin avec ses yeux de faïence vide, sa dégaine de chef de bureau était pitoyablement falot, que ses généraux, claquant des talons devant des Herriot, des Sarraut, des Paul-Boncour, des Chautemps, des Blum, avaient été, quand ils ne se poussaient pas bassement dans les loges, d’une jocrisserie politique qui en disait long sur la qualité de leur intelligence. Mais je m’obstinais à voir, hors des vedettes inconsistantes et tarées, la hiérarchie militaire peuplée de mystérieuses et vigoureuses compétences, qui faisaient l’ossature et le cerveau de l’armée.
J’avais bien lu cette stupéfiante chronique du Temps où l’on nous apprenait que rien ne pouvait être entrepris sur notre front pendant la campagne de Pologne, parce qu’à la fin de septembre notre artillerie lourde était à peine en place. Ainsi, après douze mois d’alerte permanente, six mois de semi-mobilisation, des semaines passées le doigt sur la détente, l’artillerie lourde, l’arme capitale des fronts fortifiés manquait encore sur la ligne Maginot, il avait fallu trente jours de guerre pour la mettre en position. Quel aveu de routine, d’incurable pesanteur ! Mais depuis Munich, je l’ai dit, la propagande sur le majestueux réarmement de la France battait la grosse caisse, et les nationalistes n’avaient pu s’empêcher de lui prêter une oreille complaisante parce qu’elle flattait leur fierté. Le long repos que nous laissait l’ennemi affermissait encore nos espérances. [Il était impossible que nous ne l’employassions point à nous surarmer, nous surblinder.]
Les premiers permissionnaires qui arrivaient de l’avant nous décrivaient un luxe de blockhaus, de champs de mines, de doubles, triples fossés antichars, avec pièces, casemates de flanquements, canons en tous sens : « C’est la ligne Maginot jusqu’à la mer du Nord, et en mieux, en plus moderne. »
Bref, la guerre me paraissait presque aussi impossible à perdre qu’à gagner. Pour le repos de ma conscience, je voulais que l’on fît à nos chefs militaires un crédit de six mois.
— Les chefs militaires, rugissait le capitaine Lebre. Mais où les prends-tu ?
— Donnons-leur tout de même six mois pour voir s’ils ont une idée.
— Ah ! c’est vu depuis longtemps.
Je tenais bon de mon mieux.
La guerre avait brisé mon travail, détruit mes ressources, saccagé mes dernières espérances politiques. Elle allait m’imposer par surcroît l’enlisement dans un ennui sans bornes, entre des vieillards assoupis ou radotants. La seule délivrance était désormais la vie dans le grand air et la grosse gaîté des camps.
* * *
Depuis des semaines déjà, les plus peureuses midinettes avaient relégué le masque à gaz. On ne le voyait plus
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