Les Décombres
casernes. Mon tour ne pouvait plus tarder. Tant pis ! on commençait à s’amuser. Mais il fallait retrousser ses manches encore une fois. Ce fut une délicieuse nuit de travail dans l’imprimerie del’ Action Française, quelques-unes de ces heures qui sont pour ceux de notre métier la plénitude de la vie. Alain Laubreaux, en face de moi, à la même table bancale et fraternelle, amoncelait lui aussi les feuillets. À l’aube, Maurras, descendant son escalier tordu, vint nous verser une bouteille d’un vin mordoré de Tavel : « C’est une grande faveur. Il est réservé aux soldats. Mais vous vous êtes bien battus. » Nous décidâmes d’attendre de pied ferme, en achevant nos copies, les ouvriers qui allaient composer avec nous notre journal.
Vers le milieu de l’après-midi, pendant que je finissais de corriger mes épreuves, un coup de téléphone de ma femme m’annonçait que mon ordre de rappel venait d’arriver : Romans, 44 e dépôt d’infanterie. J’étais à la tâche sans désemparer depuis vingt-six heures. Je terminais à temps, ravi de la nouvelle.
Mais je n’étais pas encore au bout de mes peines. À l’ Action Française, que je confectionnais depuis quatre mois presque seul, Maurice Pujo, malgré tous mes avertissements, avait naturellement oublié de me prévoir un remplaçant. Je me trouvais rigoureusement seul dans la vaste et mélancolique rédaction du Boccador. Il ne me restait plus qu’à me résigner. Je n’avais pas encore le droit de me coucher ce soir-là. Il fallait passer mes deux dernières nuits de civil à remuer le plomb et les dépêches ; et quand tout était achevé, mes godillots de montagne lacés, mon paquetage ficelé dans une hâte éperdue, me rasseoir chez moi à ma table pour écrire la nécrologie du malheureux Lucien Dubech, qui venait de mourir, martyr de son métier, solitaire, sans un sou, après vingt ans de talent, d’esprit et de labeur opiniâtre. Enfin, je posai ma plume pour arrimer ma musette. J’embrassai en hâte ma femme, énergique et fidèle compagne de toutes mes pensées, que je laissais à Paris, entièrement seule devant bien des vicissitudes.
Quelques heures plus tôt, Gaxotte venait de consommer sa trahison. Il nous retirait sa collaboration, désavouant ses compagnons de lutte au plus fort de l’épreuve et décapitant notre journal.
III L’ALPIN
CHAPITRE XIV -
COMPAGNIE DE PASSAGE
Je n’ai pas eu droit aux adieux gare de l’Est, toujours fort héroïques et dramatiques, même quand on va rejoindre un bataillon régional à Meaux. Je suis parti en guerre par la gare de Lyon, nuitamment et sans le moindre panache.
Un froid noir de vingt degrés soufflait sur Paris. Dans le rapide caparaçonné de glace s’entassaient plusieurs centaines de mobilisés : deux wagons de Berbères marocains, authentiques fils du Prophète, en turbans, babouches et gandourahs rayées, opposant un fatalisme imperturbable aux mystères de leur périple et aux frimas, des Tchèques de tous âges, uniformément saouls à mort et vociférant sans arrêt de sinistres mélopées, des Slovaques à peine moins ivres et redoutant beaucoup d’avoir des officiers tchèques, une escouade de Polonais et des maçons italiens. Nous n’étions que deux Français, l’autre en uniforme et même de l’active, un chasseur des chars de Versailles qui gardait en août des prisonniers espagnols dans le Midi, perdu depuis par sa compagnie, repoussé par tous les bureaux, bourlinguant à loisir entre le pays et la cour du quartier, une situation bien agréable en somme, sauf pour le tabac.
Non, je n’aurais jamais imaginé ce départ-là.
* * *
Un mistral féroce, accumulant sur son passage d’énormes blocs de glace, déferle dans le ciel matinal. Je suis à Romans, lieu désigné de mes premiers exploits. Pas un planton à la gare. C’est au lampiste que j’ai demandé le chemin d’une quelconque caserne.
Je voudrais bien savoir quelle troupe va m’accueillir. Les premiers poilus que je croise ne tardent pas à me l’apprendre. Ils ont le béret et le numéro de l’infanterie alpine. C’est le 159 e , le Quinze-Neuf de Briançon, qui tient ici son dépôt de guerre. C’est un régiment qui a ses lettres de noblesse. Tant mieux. Je porterai du moins un brillant écusson. L’esprit de corps m’émoustille déjà.
Après de longs détours, j’arrive au bord de l’Isère, qui charrie de vraies banquises. Dans une brume subtile qui
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