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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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perce comme un mouchoir mes deux chandails et ma veste de ski, des silhouettes engoncées remuent péniblement, ramassent des morceaux de bois avec les gestes maladroits et gourds des vieilles de villages. De près, entre le passe-montagne et le gigantesque béret réglementaire, large comme une roue de voiture, apparaissent des morceaux de figures violacées et hirsutes, des nez qui commencent à geler, de farouches barbes de dix jours, puis des croquenots informes, des capotes terreuses où pendent de longs fétus de paille. Il y a un instant, j’étais au cœur d’une petite ville cossue, avec des vitrines bien tenues et bien garnies, de jolies filles brunes trottant gracieusement encapuchonnées. Il suffit de longer un cantonnement pour arriver dans un autre monde, aussi élémentaire que celui des Esquimaux.
    Les troglodytes m’abordent avec beaucoup de bienveillance.
    — T’es fascicule bleu ? C’est couillon d’arriver ‘un samedi matin. T’aurais bien pu te payer encore la semaine anglaise. Enfin ! Il va falloir que tu montes au G. U. P. Ça ne se vaut pas avec ici. C’est des baraquements. De ce temps, il n’y fait pas drôle. Nous autres, on a des lits. On est plutôt peinards. »
    Voilà douze ans pleins que je n’ai endossé un uniforme. J’ai un instant de recul devant les sordidités entrevues. Manifestement, la défense de la France peut encore se passer aujourd’hui de mon renfort. Mais que faire dans cette ville où je ne connais personne, par ce froid inhumain ? Autant vaut franchir le pas tout de suite. Devant l’absence de tout renseignement et de toute consigne, je laisse parler le vieil instinct du fantassin qui remonte avec les odeurs surgissant d’une porte ou d’une fenêtre entrebâillée. J’aperçois une pancarte : cuisine de la C. H. R. Certainement, c’est le lieu d’élection pour le sans-gîte, encore ballotté entre l’état civil et celui de soldat.
    * * *
    La cuisine occupe une espèce de boyau, où les eaux sales forment une redoutable patinoire, où sifflent et se croisent une douzaine de courants d’air. Au fond, une roulante réformée et une chaudière à cochons bouillonnent, environnées d’une poignante fumée. Des âcres nuages surgissent les cuistots, pareils à des ramoneurs qui seraient tombés dans une fosse de graissage.
    Je comprends aussitôt que j’arrive au milieu d’un événement capital. L’équipe achève en effet la confection d’une immense choucroute. Des caporaux, des sergents, des secrétaires, des garde-magasins viennent à chaque instant s’enquérir de son état, goûter gravement au bout de la fourchette. Le chef-cuisinier, qui a vingt-cinq ou vingt-six ans, déplore l’absence de saucisses fumées pour accompagner le lard. Il me prend à témoin : « Tu te rends compte ! Faire une choucroute dans ce bordel-là ! Tel que tu me vois, dégueulasse comme ça, c’était moi qui faisais les grillades dans la salle chez Ledoyen, devant le client, en toque blanche. »
    J’offre l’apéritif à la bande : « Bon, on va aller le boire chez Zizou, et puis après, si tu veux, on t’invite à manger la choucroute avec nous. »
    Chez Zizou, c’est un étroit et minable caboulot, où prolifère une famille nombreuse et morose. Le pastis bu, nous réintégrons notre antre. Les premières tablées de soldats s’approchent, remuant leurs bouthéons. Devant la troupe, le cuistot-chef, comme de juste, reprend conscience de ses hautes fonctions, commande, tranche avec autorité. Ce n’est pas une petite affaire que de servir cette cohue. Et tous les hommes de la cuisine se sont couchés hier deux heures après tout le monde, pour bien blanchir la choucroute, levés une heure avant le réveil. Ils s’échinent treize ou quatorze heures par jour, dans des conditions inhumaines de froid, de sordidité, avec un matériel de romanichels. Mais ils restent gais, lestes. Ils chantent, dans le fracas des plats, avec leurs faces charbonnées et barbues :
    Ah   ! mon cœur a besoin d’aimer   !
    Et au passage on flanque une claque magistrale sur les fesses de Casimir, l’indispensable nabot de quarante kilos que l’on ne manque jamais de découvrir dans les recoins et bas lieux d’une caserne, qu’aucun major ne réformera jamais ; Casimir, de Vaison-la-Romaine, louchant des deux yeux, sautillant sur ses jambes de basset, dans un treillis qui a dû récurer toutes les gamelles du bataillon, à tout moment menacé

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