Les Décombres
d’être jeté par le fond de sa culotte dans la chaudière, mais qui toujours s’échappe, hilare et resquilleur.
Soudain, c’est le drame, aussi classique que peut l’être Casimir.
— Nom de Dieu ! les bleus n’ont pas fait les peluches !
Le chef bondit, le regard tragique, l’imprécation aux lèvres. Les bleus, les gamins de la 39, pétrifiés par deux heures de tir en pleine campagne, forment dans le réfectoire une masse compacte et absolument inerte. La gamelle au poing, avec leurs calots plantés tout droit, cornes pointantes entre les oreilles écartées, ils considèrent le cuistot dans un morne silence, d’un œil éteint, d’un air indiciblement obtus.
Les deux poings aux hanches, le chef épuise les ressources de son éloquence.
— Alors, c’est comme ça que vous êtes, les bleus, cette année, encore plus fumiers que tous les fumiers qu’on a vus ? Ah ! là, bon Dieu ! Si vous saviez la chance que vous avez, d’être bleus en pleine guerre ! Tandis que nous autres, en 34, en 35, quand on faisait les vraies classes, ce qu’on a pu en baver !
Autant vaudrait prêcher en serbo-croate ces conscrits qui ont déjà si bien appris à jouer la stupidité définitive.
Notre cuistot essaye d’une autre corde :
— Voyons, les bleus, est-ce qu’il va falloir que ce soient les anciens qui s’y collent, pour pelucher les patates, des anciens qui ont dix ans, vingt ans de plus que vous, des anciens qui reviennent du front ? Si vous êtes dégoûtants à ce point-là, moi, je vous le dis, je ne vous sers plus. Plus jamais. Vous les mangerez crues, les patates. Parce que si on n’est pas capable de vous faire les pieds en compagnie, moi, je vous garantis que je vous les ferai.
Les camarades mobilisés me l’avaient tous assuré : « Tu verras, en une heure de temps, on est repris par la vie militaire. » C’est à mon tour d’en faire la rapide expérience. Je ne suis pas encore porté « entrant », je suis encore vêtu en civil. Mais la harangue du cuisinier m’a consacré avant l’immatriculation des bureaux. Je croirais n’avoir jamais quitté les abords de ces fourneaux primitifs. J’approuve, je commente avec les mots des vieux soldats.
Enfin, un bleusaillon qui a dévoré sa gamelle se lève à regret, traînant ses galoches jaunes, prend lentement une patate et la gratte avec des gestes épuisés de martyr. Deux, trois, six bleus l’imitent. Quelques anciens se joignent au groupe, d’un air détaché, en amateurs. Les « peluches » seront assurées, comme hier et comme demain.
C’est à notre tour de pénétrer dans le réfectoire, au milieu des reliefs épouvantables de cent cinquante gamelles. J’appelle à moi tout mon courage. Un coup d’œil m’a suffi pour m’ôter le moindre espoir de découvrir, sur les planches raboteuses qui servent de table, cinquante centimètres carrés où je sois sûr qu’aucun godillot ne s’est posé. Mais la fameuse choucroute me dissimule bientôt l’aspect inquiétant de mon écuelle d’étain. Elle est à point, digne d’une bonne brasserie d’Alsace. Par une suite de miracles permanents, la nourriture est arrivée presque propre jusqu’à nous. Le vin, le café, le rhum coulent généreusement, comme dans toutes les cuisines de l’armée entière.
« Maintenant, corvée de charité. On va donner à boulotter aux pauvres », commande le chef. J’empoigne avec lui un plat de campement. À la porte, cinq ou six vieilles et quelques gamins attendent l’aubaine. Il y a aussi un vieux, livide, habillé d’une veste de velours et d’une casquette encore convenables. Les femelles, ruées sur la choucroute, le bousculent férocement :
— Qu’est-ce qu’il a, celui-là, à venir ici nous prendre notre manger ? Y touche une pension.
Le profiteur, brusquement, s’effondre. Son nez se pince, il devient cadavérique. Le froid l’a terrassé, on le relève. Il n’est pas tout à fait mort. Il geint : « Ma gamelle, je veux ma gamelle, moi aussi. » On l’emporte chez Zizou, on le colle au poêle. Il tremble de tout son corps et n’est guère moins vert.
Il habite à un petit kilomètre de là. Deux poilus, bons bougres, se lèvent :
— On pourrait peut-être bien l’emmener. On le couchera et on fera réchauffer sa croûte.
L’idée de ce secours semble ramener un peu de vie chez le bonhomme. Il part, les genoux cassés, presque porté à bout de bras par les deux alpins.
— De
Weitere Kostenlose Bücher