Les Décombres
combien est-elle, sa pension ?
— Oh ! ça doit aller chercher dans les cent vingt francs par mois.
* * *
Le rhum et la choucroute de la C. H. R., le marc de chez Zizou ont parachevé mon acclimatation. Je confesserai même qu’après quatre mois de guerre parisienne, j’ai reconnu joyeusement ces vieux fumets militaires d’insouciance et de fraternité. J’ai parcouru avec le plus patient sourire le long périple des bureaux. Les quinquagénaires en blouses et culottes grises, les agents militaires, hybrides de clercs d’huissiers et d’adjudants recuits, y démontrent par un olympien et sourcilleux « farniente » leur écrasante dignité au bataillon de scribes en uniforme qui gravitent sous eux. Je suis parvenu, avec force persévérance, à me faire incorporer sur leurs papiers, et ma campagne s’est incontinent ouverte par une permission jusqu’au lundi matin.
L’écusson du Quinze-neuf m’inspire une héroïque rêverie. Dans cet aimable café où j’ai établi mon bivouac, j’entame devant le dixième alcool du jour une série d’épîtres enthousiastes à mes amis de Paris. Kerillis, Daladier, Israël se sont volatilisés. Seule désormais compte au monde l’infanterie alpine. Le sort m’a désigné pour une arme d’élite. J’accepte son décret avec un joyeux orgueil. Je me battrai donc dans la plus vaillante biffe. On m’impose la guerre. Soit. Nul ne la fera mieux. Je repose mes pensées sur ces images épiques. Elles s’estompent, s’emmêlent. Je m’endors dans le sein de la plus pure gloire, et je plonge en avant, le nez sur mon papier.
Une main s’est posée sur mon épaule. J’émerge lentement, assez pâteusement. J’ai déjà vu quelque part ce grand diable cordial et cossu. Il se nomme. C’est Vossier, le délégué général du Parti Populaire Français à Romans. Il assistait l’an dernier à nos conférences lyonnaises. Il m’a reconnu à travers la vitre. Je me réveille tout à fait au milieu des cinq plus solides fascistes de la Drôme qui penchent en cercle sur moi leurs larges mains et leurs larges sourires.
Une pareille rencontre s’arrose. Il y a un gros pâté d’encre sur mon courrier héroïque. Je finirai ça demain. Buvons, dînons. Rebuvons, soupons, la saucisse aux herbes après les ravioles, la clairette de Die après l’Hermitage. À minuit, nous avons atteint les grands sommets politiques. Des nouvelles de Paris, camarades ? Oh ! mais rien de plus simple ! C’est l’enviandage juif total et resplendissant, tous les aryens en kaki et tous les juifs à table. Ça a été un peu dur, mais maintenant ça y est bien. Le Front Populaire ? Blum ? C’était un essai timide. C’est maintenant le chef-d’œuvre de la grande carambouille d’Israël. Comment ? Gagner la guerre ? Allons, soyons sérieux. Avec Gamelin gueule de fesse et Daladier pied au cul ? « Se faire enculer par les Juifs, c’est la nouvelle Alsace-Lorraine. » C’est Céline qui l’a dit, le génie, notre seul prophète, Louis-Ferdinand Bardamu, père de la Patrie. Muy bien ! La vérité remonte sur le vin comme l’huile sur la flotte. Frères ! nous y voyons clair, et nous voyons la merde. Et nous y sommes pour un coup qu’on en sortira pas seuls. Mais aucune importance ! Le Quinze-neuf est bâti sur roche. Sieg ! heil ! Die Fahne hoch ! Et la crevaison des Anglais !
* * *
M. de La Pérouse, écrivain d’Église et de guerre au Jour, a décrit les cantonnements climatisés de l’armée moderne, avec couchettes bordées, sommiers métalliques, vacuum cleaners, closets à chasse d’eau, sur quoi, tel le héros des Copains de Romains, s’est penché l’ardent et pieux général dont l’auteur tenait les basques : « Que l’on me montre tout. Ne négligeons aucun détail. »
J’aimerais voir ces messieurs à Romans-sur-Isère. Non point qu’y manquent les casernes, fort bien conditionnées, et assez spacieuses pour tenir quatre ou cinq bataillons. Mais elles constituent le fief inaliénable des bureaux sacrés – colonel, commandant d’armes, effectifs – des collections de réserve et de vingt gardes mobiles, ces derniers suzerains sur cent mètres de façade et quatre étages, avec mesdames et bébés. Certes, l’armée a perfectionné ses méthodes. Elle a toujours considéré que la vie d’un soulier était plus précieuse que celle d’un troupier qu’on remplace pour rien. Elle tient au chaud les sabres-baïonnettes et
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