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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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proche, maladie encore imprécise, opération importante dont on vous a cependant assuré les chances. Brutalement, on apprend que des symptômes suraigus se sont déclarés. La fièvre a fait un saut terrible. On vous annonce que l’opération a mal tourné et que les sérums administrés en hâte n’agissent pas.
    C’était bien ce choc cruel au cœur dans les couloirs de clinique, devant la porte où se livre une lutte désespérée, et où vous aborde un homme triste, en blouse blanche, qui en sait beaucoup plus que vous, et que l’on questionne sans fin, machinalement et vainement. Les médecins et les infirmières se pressent avec leurs ampoules, leurs aiguilles, autour du corps épuisé et brûlant, guettent un signe favorable qui n’apparaît pas. « Les contre-attaques n’ont pas réussi. » On en était déjà là. Pauvres régiments précipités avec une hâte tragique dans le brasier, pauvres hommes tombant au milieu du deuil et de l’échec !
    Je dus m’occuper bien distraitement ce jour-là de mes « Alpini ». Depuis l’avant-veille, on voyait déjà rouler à grande allure nombre de limousines avec les numéros du Luxembourg et de la Belgique, exode des riches qui n’avait encore rien de très alarmant. Mais l’exode populaire lui succédait. J’eus sa première image vers la porte Maillot, un camion rempli de jeunes mineurs belges, les cheveux au vent, le visage barbouillé de charbon, sans un paquet, semblant avoir été surpris en plein travail, révélant par leur seul aspect une fuite éperdue.
    Chez Alerme et Sordet, les nouvelles étaient encore plus sombres qu’à mon bureau. On envisageait un revers très grave, très étendu et qui ne se réparerait certainement pas sur place.
    Chacun avait la vision d’une bataille surhumaine, le carnage et le déploiement d’héroïsme les plus terribles de l’histoire.
    * * *
    Le lendemain matin, le jeudi 16, en sortant de chez moi, je vis le long du trottoir de l’avenue de Neuilly une camionnette de réfugiés, des enfants, des femmes, un vieux, harassés, hébétés, qui venaient d’acheter du lait à une crémerie et ne bougeaient plus, stoppés là ou ailleurs, peu importait. La guimbarde avait la plaque de l’Aisne. J’oubliais que le département touchait par sa pointe à la Belgique. Comme ce nom rapprochait la bataille de nous !
    Avant midi, la panique de cette fameuse journée s’était déjà infiltrée avenue de Tourville. De quart d’heure en quart d’heure, l’énormité du désastre grandissait à nos yeux effarés. Il ne s’agissait plus d’une poche, mais de la percée complète. Des noms incroyables volaient : « Ils sont à Sissonne. Leurs avant-gardes foncent sur Laon. » C’était le déferlement de l’invasion. Et il n’y avait même pas eu de Charleroi.
    Dehors, pour la première fois, Paris était bouleversé, changé de couleur comme un visage qui défaille, livré subitement à la contagion de la fuite et de la peur, sa vie disloquée, s’éparpillant au hasard de millions de folles angoisses. « Les chars allemands sont à quinze kilomètres de Reims criait-on. Ils peuvent être ici demain. » Partout, se prolongeaient les rumeurs d’un immense écroulement.
    Sur la place de l’École Militaire, un grand artilleur de trente-cinq ans, tout fripé, avec ses gros houseaux et des musettes sales aux côtés, regardait autour de lui comme un chien perdu. Je l’abordai :
    — Mais d’où viens-tu, toi ?
    — D’où que je viens ? Eh bien ! je viens du front ! On a foutu le camp.
    Des combattants détalaient donc, droit devant eux, d’une seule traite, pour venir échouer jusqu’à Paris. Quel train, quel camion avaient emporté cette épave ? Impossible de le lui faire dire. Il venait par là, comme un permissionnaire, à la recherche d’un bureau, d’un morceau de papier, d’un coup de tampon quelconques qui pussent le rendre à une apparence de règle militaire.
    On apprenait que le Quai d’Orsay brûlait ses archives, en tas sur le gravier et les pelouses, et que des débris de papiers noircis voltigeaient jusqu’à la Seine.
    Le capitaine L. T… eut alors un des deux seuls mots raisonnables que j’eusse entendu durant tout mon séjour au Cinquième :
    — Le plus grand désastre, c’est que nous ayons des gouvernants comme les nôtres. Jadis, en monarchie, quand une guerre tournait mal, les rois et leurs ministres savaient l’arrêter à temps.
    Il était très

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