Les Décombres
polyglottes, les grands voyageurs, les grands cosmopolites, les brasseurs d’affaires internationales, commandaient des corvées de charbon ou le plein d’essence d’une section de tringlots.
Je comprenais de mieux en mieux la méthode du 5 e Bureau, et, je présume, de la plupart des grands états-majors de l’an Quarante. Quelques scribes de deuxième classe, Pénélopes et Danaïdes en calot, dépêchaient dans des coins obscurs des besognes sans terme concevable, mais les seules effectives. MM. les officiers réservaient leur labeur aux entreprises et spéculations d’envergure, telle l’audacieuse expédition du capitaine V… vers les pétroles roumains.
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Je m’initiais très sagement et studieusement à la composition de l’armée italienne, pittoresque mais embrouillée, avec ses régiments et ses bataillons alpins aux noms de vallées, ses divisions aux noms de villes, ses milices, ses unités rapides toutes différentes. Le sous-lieutenant G…, commerçant à Milan dans le civil, et mon aîné de deux ou trois classes malgré son grade de jeune homme, était chargé de me créer une religion : « Comprenez, me disait-il avec commisération. Ce n’est pas l’armée d’un pays riche, comme la France, qui peut se payer le luxe de voir venir longtemps, qui sait qu’elle a de quoi tenir le coup. C’est une armée pauvre, qui est obligée d’aller vite, avec beaucoup d’armes offensives, beaucoup de mortiers d’infanterie par exemple ».
Nous supputions en quatuor des heures durant les risques de voir passer l’Italie de la non-belligérance à la guerre. Cela ressemblait singulièrement aux palabres d’une tablée de journalistes une veille d’élections, avec le même tournoi d’hypothèses saugrenues ou éperdument déduites. Mes trois officiers, d’une scrupuleuse dévotion, faisaient très grand état des foudres du Saint-Siège pour peser sur la décision du Duce. Ils mettaient aussi de profonds espoirs dans la résistance de la maison de Savoie. Ces distingués spécialistes des choses italiennes professaient un égal et total mépris pour le fascisme en particulier et les régimes d’autorité dans leur ensemble :
Ce Mussolini, cet Hitler et leurs acolytes, ce sont des gangsters, des canailles de grand chemin.
Comme ils me sentaient, à leur vive surprise, médiocrement convaincu, ils insistaient avec vivacité.
Mais oui, des forbans vulgaires, qui ont volé le pouvoir avec des troupes de voyous et d’énergumènes. Voyons !
On ne sait pas d’où sortent ces gens-là. C’est une basse racaille. Il n’y a pas une seule personnalité sérieuse d’Allemagne ou d’Italie avec eux. Tout ce qui est intelligent et honnête les hait. Comment en doutez-vous, vous qui êtes journaliste et qui connaissez ces pays ? Mais heureusement, pour le Mussolini du moins, c’est la fin certaine. S’il ne nous déclare pas la guerre, il perdra la face, et s’il nous la déclare, il aura la révolution le lendemain chez lui.
Ces messieurs d’un antifascisme si énergique, que n’eût pas démenti le plus farouche sectateur de la Ligue des Droits de l’Homme, ne tenaient pas en beaucoup plus haute estime la démocratie. Pour le nationalisme maurrassien, ils le jugeaient outrancier. On pouvait se demander quel serait, béni par les Pères, approuvé par les grandes familles, le composé de Louis-Philippe, de Mac-Mahon, de Boulanger, de Denys-Cochin et de M. de La Rocque qui satisferait leur idéal de l’État.
Je trouvais à part moi assez superflu le déchiffrage si incertain des desseins italiens. Ils étaient manifestement subordonnés à la bataille de Belgique. Les Italiens n’avaient pas louvoyé jusque-là pour se précipiter tout à coup, sans attendre les quelques jours qui allaient faire pencher la balance.
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Cette bataille ne paraissait point se dérouler si avantageusement. Vingt-quatre heures après que l’on nous eut révélé la prise de Maëstricht, on nous parlait de combats dans la région de Tongres. Or Tongres était indiscutablement derrière le fameux canal Albert, la ligne Maginot belge. Les Allemands avaient donc franchi ce redoutable obstacle dès les premières rencontres, sans qu’il apparût qu’on leur eût disputé le passage fort âprement. Un officier belge chargé de faire sauter l’un des ponts avait été tué avant de remplir sa mission. On nous racontait bien qu’un autre officier s’était fait sauter avec le second
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