Les Décombres
pâle, les lèvres tremblantes de colère.
— Il faudrait demander la paix immédiatement.
Ce soldat couvert de rubans osait enfin dire ce qui m’étouffait tant. J’approuvais de toute mon âme, je l’exprimai autant que la hiérarchie pouvait le permettre : « Ah ! cent fois oui, mon capitaine ! »
Mais il ajoutait aussitôt :
— Puisque c’est manqué, arrêter les frais tout de suite. Et remettre cela dans six mois, dans un an, mais alors avec toutes les chances, tous les moyens possibles. Obtenir une trêve, mais cette fois, l’employer, l’employer à fond ! »
Sous l’œil bienveillant des Allemands qui ne manqueraient point, n’est-ce pas ? d’attendre galamment que nous fussions fin prêts pour un tournoi enfin régulier.
L’armée française pouvait être fière des encéphales qu’elle avait fabriqués à son élite.
On apprit bientôt que des armes allaient être distribuées aux soldats du service. Pour ma part, je me vis gratifié d’un joli pistolet belge, portant au moins à trente mètres, mais veuf de toute cartouche.
L’ordre était arrivé aussi de brûler toutes les archives que l’on ne pourrait emporter. M. J…, aidé de deux chauffeurs avait déjà commencé l’incinération dans la cour.
Le capitaine me dit encore :
— Je vous conseille très vivement de faire partir votre femme à la campagne dès demain. Nous pouvons quitter Paris d’un instant à l’autre. Il est indispensable que nous ayons tous la tête tranquille, que nous ne laissions personne derrière nous.
Mais Véronique [ma femme], à qui j’avais pu donner un rapide rendez-vous dans le quartier, refusait énergiquement de se replier : « Il n’est pas possible que les soldats français soient battus en six jours. »
Les couloirs du 5°Bureau retentissaient d’une animation de déménagement. On clouait des caisses, on marquait à la craie les tables, les classeurs que l’on emporterait. Le capitaine L. T… expliquait :
— Il faut que nous ayons notre mobilier à nous, que nous puissions étaler nos cartes et nos fiches n’importe où, nous mettre instantanément au travail, dans une grange, dans une salle d’école.
Ainsi, nous continuerions à pointer les cantonnements des compagnies alpines à la chandelle des bivouacs, quelque part en Anjou ou en Touraine. Le S. R. à la sauvette, le G. Q. G. comme à Bouvines ! Cela nous promettait bien des joies et de l’intelligente besogne.
Paris-Midi était paru avec ce titre éloquent : « Sur plusieurs points, des contre-attaques en cours s’efforcent de contenir la ruée des divisions blindées. » Mais déjà, dans Paris-Soir, cette modeste pointe de vérité était rentrée et remplacée par une formidable attaque de la Royal Air Force sur la Rhénanie.
L’épileptique [vendu] de Kerillis, toujours aussi avisé, avait choisi ce beau jeudi pour écrire dans son Époque :
« L’ennemi n’est pas arrivé à rompre notre front de combat et à déboucher de la région Sedan-Mézières… Nos plaines, nos champs, nos routes sont remplis de ses cadavres. Plusieurs de ses grandes unités désarticulées ont été culbutées. Et il n’est pas passé. Voilà ce qu’il faut dire, ce qu’il faut crier à tous les échos de France : il voulait passer, comme il l’avait voulu à Verdun, et il n’est pas passé.
« Il a trouvé devant lui comme chef d’armée l’un des meilleurs de nos généraux… Il a trouvé devant lui notre aviation de chasse qui a nettoyé l’espace sur la tête de nos fantassins, et l’aviation de bombardement anglaise qui a chargé les régiments allemands avec une fougue admirable. Il n’est pas passé ! Il n’est pas passé ! »
L’ Action Française, hélas ! tenait diligemment sa partie dans ce chœur, écrivait sans sourciller :
« Au prix de sacrifices énormes, l’ennemi est parvenu à passer le fleuve (la Meuse) et poussant en avant avec des effectifs massifs a creusé dans notre ligne une poche profonde de 17 kilomètres. Cette poche a été rapidement colmatée par nous et par une brillante contre-offensive, nous sommes parvenus, au cours de la nuit et de la matinée d’hier, à réduire cette poche à 7 kilomètres, après avoir jeté à la rivière un nombre important de nos adversaires. »
Sur le rond-point des Champs-Élysées, je croisai Thierry Maulnier flanqué du bourgeois de la rue de Marignan. Le bourgeois, rond et guilleret, souriait avec la mine
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