Les Décombres
coloniale s’interposât pour faire cesser cette mascarade. La plupart des troupiers étaient allés échouer dans des casernes de la Sarthe. Boursat, pour sa part, avait rejoint à Maisons-Laffitte son dépôt régimentaire, en s’imaginant encore y recevoir un ordre utile. Là, plus de vingt mille hommes de toutes armes, éreintés, affamés, campaient sur le champ de course et dans les boxes des chevaux. Chaque heure de la journée amenait des centaines d’isolés nouveaux, dont l’énorme reflux achevait de submerger les officiers et les cadres du centre mobilisateur, brutalement réveillés après six mois de quiètes belotes et d’apéritifs. Le docteur, en dernier ressort, s’était rendu au ministère de la Guerre. Mais là, en écoutant son récit, un médecin-colonel, l’un des grands chefs du Service de Santé, l’avait interrompu ironiquement : « C’est bien la première fois que je vois quelqu’un qui ne retrouve pas son unité. » Boursat, cette fois, avait bien compris. Il n’avait plus d’emploi, plus d’espoir de recevoir un ordre. Il se promenait.
La franchise de ce témoin nous bouleversait. Il était le premier qui nous plongeât dans le tourbillon de la déroute. Quand il se tut, nous sentîmes que tout était dit. Nous avions désormais la certitude d’une défaite sans exemple.
Sordet, imperturbable, avec l’implacabilité des têtes claires, regardait déjà de ses yeux bleus par-dessus la catastrophe.
— Eh bien, dit-il, les Allemands vont prendre en main la réorganisation économique et politique de l’Europe, ce que nous n’avons pas été fichus de faire. Ce sera peut-être beaucoup mieux. Ce qui est lamentable, c’est que nous allons aller jusqu’aux dernières bêtises. Avec Reynaud et Mandel, c’est fatal. On va se mêler de résister à outrance, on va fabriquer les armées de la Loire.
Il s’agissait d’abord pour moi de faire quitter au plus vite Paris, que le pire menaçait, à ma femme et ma sœur. Je savais qu’elles n’y consentiraient que fort difficilement. Je connaissais surtout par expérience le courage et le sang-froid de Véronique [ma femme] , son profond attachement pour Paris. Comme Sordet, avec raison, se refusait à user de son téléphone surveillé pour une communication « défaitiste », je lui demandai de me griffonner un papier qui me servît d’argument péremptoire auprès d’elle, et je courus chez moi à Neuilly.
Je pouvais être muté, lancé sur les routes d’un instant à l’autre. Il serait par trop odieux de laisser deux êtres chers derrière moi. Il fallait un départ immédiat, vers notre vieille maison de la Drôme. Les protestations étaient véhémentes.
— Il n’y a plus rien à espérer, dis-je. Tout s’est effondré. Ces cochons ne peuvent plus que faire démolir Paris. Les Fritz sont arrivés à la mer. L’armée française est en morceaux. Celle de Belgique est encerclée. Le reste fout le camp.
— Est-ce possible ! s’écriait ma femme. L’armée française ! Quelle horreur ! quelle honte !
Elle en avait les larmes aux yeux.
Nous passâmes une partie de la nuit à boucler nos valises. J’en remplis une des paperasses qui me sont les plus précieuses. Je gardais quatre mille francs sur moi, une petite fortune pour un poilu. Mais je ne voulais pas être emporté les poches vides dans la retraite qui nous jetterait les dieux savaient où. Au matin (c’était le mercredi 22) par une pluie torrentielle, la première qui tombât depuis le début de l’offensive, nous traînâmes notre bazar à la gare de Lyon. Elle fourmillait de milliers de soldats, des alpins, des coloniaux, des tirailleurs, des spahis, des zouaves, l’élite des régiments d’assaut. Je les interrogeai au hasard. Ils étaient tous permissionnaires, cahotés comme Boursat depuis douze jours derrière la bataille. Comme on ne savait qu’en faire, on les renvoyait sur des dépôts d’Avignon, de Toulon, d’Aix-en-Provence, de Marseille ou de Nice. Certains avaient même des feuilles de route pour l’Algérie. Je regardais leurs visages avec joie. Ceux-là du moins échapperaient à une mort stupide. Ils ne paraissaient même pas soupçonner leur chance, traînant leurs bidons et leurs musettes où le voulait le destin, avec la philosophie vagabonde du troupier. J’étais un embusqué de secrétaire parisien, et cependant, à leurs yeux, je pouvais avoir l’air de celui qui reste à l’avant ! Ma femme et ma
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