Les Décombres
provinces bénies, nous avions retrouvé la Belgique, sept, huit cent mille Belges, soldats et civils, d’infortunés Belges encore plus marmiteux et mêlés que nous autres, avec des officiers à lorgnons et gros ventres, que l’on n’avait certainement point à leur envier, et dont le seul aspect expliquait à merveille le championnat cyclo-pédestre du canal Albert à Montpellier.
Nous avions rencontré d’indécrottables salauds et de très braves gens, le meunier millionnaire de Saint-Affrique qui nous refusait une botte de foin et mettait ses chiens à nos trousses, le vieux paysan rouerguat, sous les marronniers, dans sa maison du haut plateau remplie par trois familles de réfugiés, qui tenait table ouverte pour les errants, et présidait ces banquets de l’hospitalité avec une noblesse et une grâce de gentilhomme.
Le Midi, tout bien considéré, commençait à se poser en vainqueur des Fritz, qui étaient venus jusqu’à sa porte sans oser entrer. Les petites Albigeoises portaient bien gaillardement les malheurs de la patrie, à la nuit tombante, sous les platanes des avenues, parmi vingt mille grivetons éperdus d’amour. Des familles de. Belges remontaient par la route de Pallavas à Anvers, avec trois vélos pour cent kilos de hardes et sept personnes. Des enfants de dix ans n’avaient pas dormi dans un lit depuis deux mois passés. Mais cette descente du Nord chez les cigales était surtout pour les indigènes une distraction comme il ne vous en tombe pas souvent dans une vie, une aubaine touristique, une fête, la vogue tous les soirs. Quelle bombe, quel pince-fesses en Avignon !
Enfin, au bout de six cent cinquante kilomètres, rôti jusqu’à l’os, presque aussi court vêtu que le grenadier de Flandre, et à peine moins glorieux, je retrouvais joyeusement ma mère, ma femme et ma sœur, parties de Paris pour venir attendre dans notre vieille maison dauphinoise l’arrivée des soldats allemands.
* * *
Je n’en finissais pas de me faire raconter cet événement vertigineux : des « feldgrau » dans un village de la Drôme.
Les paysans ne s’arrêtaient guère à ces contingences : « Ils ont été bien convenables, allons. » L’essentiel était de rentrer les blés, terriblement en retard avec toutes ces pitreries en kaki. De-ci, de là, dans les champs, on voyait des trous insolites, les bombes des derniers combats.
Les boutiquiers, les rentiers du bourg, par contre, ne tarissaient pas. Ils avaient encore les yeux écarquillés de la jeunesse, de la taille, de la netteté des troupiers allemands, les oreilles stupéfaites de leurs chansons. Le Dauphiné, c’est loin de la Bavière ! On avait eu une peur terrible. Les derniers soldats français étaient passés, sans même des fusils. Puis, un abîme de deux jours. On ne savait plus où aller. Le canon tirait sur le Rhône. On ne pouvait pas partir dans les bois, comme des évadés. Enfin, les Allemands étaient entrés. Et le premier soir, un de leurs gigantesques camions de l’artillerie lourde, un monstre à vingt roues, s’était arrêté pile pour ne pas écraser le chien de la coiffeuse, un bout de toutou grand comme la main. On disait qu’ils étaient tous des païens, et ils avaient fait annoncer une messe par le tambour, et aussi un office protestant, pour tous les morts français et allemands de la guerre. Tant et si bien qu’au 14 juillet, après leur départ, le maire, un vieux socialiste bouffeur de curés, après s’être gratté le crâne un long moment, avait fait battre lui aussi le tambour pour la messe française, et il y était allé, son écharpe au ventre. Le Dauphiné, qui n’est pas précisément le fils aîné de l’Église, était sanctifié par les hordes de Hitler…
Autre miracle dont on parlait bien davantage encore : ces guerriers à moteurs étaient arrivés des billets plein les mains. Le pillage avait été la moindre des innombrables calamités que l’on redoutait. À la fin du compte, les épiciers avaient gagné leur année en deux semaines. Mon ami le garagiste ne se pardonnait pas d’avoir laissé passer plusieurs jours précieux avant de découvrir une superbe combinaison : une rafle gigantesque de bouteilles de mousseux, uniformément revendues comme Champagne à cent francs la pièce. En somme, on eût fort bien invité les envahisseurs à prolonger quelque peu leur séjour. Mais pour chasser cette pensée coupable, on commençait à prendre la radio anglaise, sur
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