Les Décombres
Les officiers, installés dans les manoirs, jouaient aux seigneurs du Périgord, sillonnaient le pays dans des autos conquérantes. Je tempêtais de bureau en bureau, à la recherche d’un moyen de remettre ma guenille kaki et d’obtenir ma libération. Il s’agissait bien, me disait-on, de libération ! On n’hésitait même pas à me faire honte de mes sentiments si peu français.
Le C. OR. A2 avait toujours bon pied, bon œil. Un rôle nouveau commençait pour lui. Saisi d’une fièvre superbe, il constituait enfin les fameux convois. Nous vîmes ainsi se former plusieurs compagnies « de marche ». Quelques braves bougres, au hasard, s’y faisaient inscrire comme volontaires. Ils revenaient, bouleversés, reprendre leurs paquetages dans nos cantonnements : « Ah ! dites donc, les gars ! Ce coup-là, sans blague, on a des chefs. À la nouvelle compagnie, on a un petit lieutenant qui a fait toute la Belgique. Ça, c’est un type qui en a dans l’estomac. Comment qu’il nous a dit : «Et maintenant, en avant, droit devant nous !» » Ils nous faisaient leurs adieux avec une sincère émotion, convaincus qu’ils recommençaient la campagne. Les compagnies de marche allongeaient leurs camions à l’orée des bois. Elles y sont toujours demeurées. Il n’est même pas un réfugié dont elles aient abrégé le retour d’un kilomètre.
À Belvès, une cérémonie du souvenir patriotique avait eu lieu devant le monument aux morts. Le défilé du peloton d’honneur était commandé par M. Loewenstein, nommé maréchal des logis chef de la veille.
Je ne tolérerais pas de moisir des semaines encore dans cette fin de carnaval. J’avais quelques droits, me semblait-il, à me juger utile dans la gigantesque tâche qui s’annonçait pour la France. Mon cher ami l’avocat partageait ma hâte de fuir enfin cette armée de malheur, cette entreprise de désastre et d’insanité. On commençait à démobiliser quelques agriculteurs. Parfait : le journaliste et l’homme du barreau étaient depuis toute éternité propriétaires exploitants. Nous le jurions. Nos moissons nous attendaient, le pain du peuple pour demain. Aussitôt, par miracle, le 15 juillet, nous obtenions notre levée d’écrou. Maints poilus avaient ricané de notre fièvre : « La démobilisation ? Sans blague ? Vous croyez qu’ils vont nous lâcher comme ça ? Vous pourrez toujours repasser l’année prochaine. » Ils admiraient maintenant craintivement notre heureux culot, repris depuis que le canon ne tonnait plus par une terreur passive de l’irrégularité.
Nous ne pouvions même plus supporter le trimballage d’un convoi militaire, les fétides fourgons soumis au gâtisme galonné. Nous venions de décider que deux vélos achetés cent francs pièce, chargés d’un barda branlant, nous porteraient l’un dans la Drôme, l’autre à Cannes. Le 16 juillet, nous prenions la route avec une allégresse inoubliable, sous les hourras de notre cher T bis.
Je venais de rencontrer à un carrefour toute une bande de blancs-becs qui portaient l’écusson du Quinze-Neuf. C’étaient les gamins de la classe Quarante, qui nous avaient remplacés dans les taudis de Romans. Dans la seconde quinzaine de juin, comme on ne voulait pas aligner devant l’ennemi ces enfants sans fusils, un chef génial avait décidé de les mettre à l’abri… en Charente. Ils avaient donc traversé la France dans toute sa largeur pour arriver à La Rochelle en même temps que les Allemands qui les relâchaient quelques jours plus tard.
VI LA FRANCE VICHYSSOISE
CHAPITRE XXIV -
AUX ÉCOUTES DE LA « RÉVOLUTION NATIONALE »
Nous avions traversé le tiers de la France, ces splendides pays des monts raboteux, du châtaigner, de l’olivier, de l’ail et du soleil, un des plus beaux morceaux de ces terres méditerranéennes qui seront toujours pour moi les seules méritant vraiment que l’on se mette en route. Nous avions vu le pont de Valentré, les admirables causses du Lot, dont les horizons se déroulent comme les tapisseries des grands siècles, Albi et sa cathédrale – nous zigzaguions un peu, souvenir sans doute de la retraite –, l’âpre et superbe Larzac, la sublime descente de la Lergue vers Lodève, « ce paysage, me disait mon ami, où les Grecs, s’ils l’avaient connu, auraient placé les dieux ».
Au milieu des sinistres vignes, des punaises et des moustiques de l’Hérault, le seul coin maussade de ces
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