Les Décombres
monétaires et des privilèges insolents, représentait à leurs yeux la plus parfaite image de la puissance et de l’invincibilité. Pour eux, sa chute se traduisait par l’engloutissement de leurs beaux comptes en sterlings et l’écroulement de leur orthodoxie d’économistes. Ruine des portefeuilles, ruine des théories : la fin de notre planète n’aurait pas été plus effrayante à leurs yeux. Avec l’Angleterre, ce serait du reste leur univers entier qui disparaîtrait.
Toutes leurs habitudes de calculer ou de penser se révoltaient devant l’image d’une pareille chute, leur fournissaient ces raisons d’espérer tirées des tonnages de marine, des Capacités de crédit, des encaisses métalliques, des réserves coloniales, de ces imposantes turlupinades qui leur avaient déjà si bien servi pour annoncer la victoire par le blocus, sous l’impulsion héroïque de leurs chers amis, Churchill, Reynaud et Mandel.
L’idée d’une Allemagne nationale-socialiste supplantant l’Empire de Sa Majesté Britannique, ne pouvait s’acclimater dans leurs cerveaux. Ils méprisaient cette Allemagne de toute leur peau non point de Français mais de bourgeois. L’ascension du plébéien et caporal Hitler avait révolté leur sentiment de la caste, comme celle d’un fils de manœuvre qui arrive à créer une usine par son ingéniosité, comme les découvertes d’un chercheur de génie, mais sans diplôme. On ne dira jamais assez combien en France les partis d’extrême droite paraissant les plus hardis ont abrité d’« antifascistes » distingués, titrés, cossus, beaucoup plus irréductibles que le plus enragé des électeurs de Thorez. Je n’ai nulle part mieux compris qu’à Vichy la grande comparaison de Mussolini entre les États repus et les États prolétaires. Cette opposition concernait à la fois les biens et les esprits. Les nantis de Vichy n’avaient pas tellement tort de deviner, dans l’ordre prochain de l’Europe, le plus intraitable adversaire de leur égoïsme, de leur féroce suzeraineté. Ils avaient d’assez solides raisons de se laisser séduire par n’importe quelle chimère, d’envisager pour durer ou pour forcer le sort les pires sacrifices (d’autrui, toujours d’autrui). Il leur était naturel et agréable, comme à tous les bourgeois révulsés devant une nouveauté violente, de quelque sorte qu’elle fût, esthétique ou politique, de se persuader que les incongruités « fascistes » ne dureraient pas, qu’elles portaient en elles-mêmes le principe de leur perte.
Dans tout cela, nous trouvons beaucoup d’arguments du coffre-fort, et bien peu de ces fameuses valeurs spirituelles qui sanctifiaient, parait-il, nos drapeaux de 1939. Reconnaissons cependant que la foi chrétienne jouait aussi son rôle dans l’anglicisme de la plupart des éminents vichyssois, mais pour favoriser une attente intrépide du miracle, d’un prodige biblique, où la trompette de Churchill, flanqué de douze grands rabbins et des soixante-dix cardinaux, terrasserait de son souffle divin les armées du Führer antéchrist.
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Ces espérances anglaises de nos nouveaux ministres trouvaient presque partout l’air le plus favorable à leur floraison. Aucun encouragement ne leur manquait.
Chez les gens du monde et chez leurs singes, on gaullisait parce qu’en face des modes anglaises, la rudesse et l’austérité du III e Reich n’offraient matière à aucun snobisme. On croyait en Churchill à cause du golf, du turf et du tweed d’Écosse. Être pour les Anglais, c’était être du côté des « gentlemen ». On jugeait de mauvais ton de toujours évoquer Dunkerque et Mers-el-Kebir quand il y avait Oxford et Piccadilly.
La jeune génération attendait le salut de l’Amérique à cause d’Hollywood et du « swing », des Marx Brothers et de Duke Ellington. On se faisait des âmes de petits héros en criant « bye ! bye ! ».
Pour le clergé politicien, il se retrouvait plus que jamais fidèle aux enseignements de dix-sept années de pontificat démocratique. À sa tête, le primat des Gaules, l’hyperjudaïsant cardinal Gerlier, faisait un digne pendant à l’archevêque de Canterburry. Ce clergé soupirait après la benoîte république laïque et maçonnique, qui avait si saintement rendu l’âme en invoquant Saint-Louis, Notre-Dame de France et le Sacré-Cœur de Jésus.
Les appels innombrables à la spiritualité devenaient autant d’invitations à la
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