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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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devenaient généraux d’armée comme s’il y eût eu encore une quinzaine d’armées françaises. Du haut en bas de l’hôtel du Parc, au Pavillon Sévigné, dans sept ou huit ministères, dans l’étincelant état-major du général Weygand, on portait amèrement le deuil d’une grande espérance.
    Au studio d’émission, un reporter venait de crier à tue-tête : « C’est dégoûtant. Il fallait livrer tout de suite Dakar aux Anglais. Boisson est un traître. » Je m’étais promis d’obtenir sa mise à pied, en le dénonçant sans le moindre scrupule. Je crains bien d’avoir favorisé au contraire son avancement.
    * * *
    Le méchant vent d’Auvergne arrachait les feuilles roussies que des torrents d’une pluie tenace noyaient ensuite. Les allées du Parc s’étaient vidées des toilettes tapageuses, de la foule pérorante et désœuvrée. On en arrivait à regretter cette frivolité, si absurde et hors de propos fût-elle. Sous le ciel maussade, Vichy se recroquevillait hargneusement, dans une atmosphère de suspicion et de délation. Vingt fois par jour, je changeais de trottoir pour éviter tel ou tel personnage qui avait été naguère un compagnon chaleureux. Le plus désolant de Vichy, c’était ce tohu-bohu des esprits, plus grand encore que le bouleversement des choses, et qui retournait les convictions les plus assises.
    Les hasards des popotes vichyssoises m’avaient fait déjeuner une fois en face d’un des fantoches de là-bas, un nommé Édouard Schneider, démocrate chrétien du genre vernissé et à bagout mondain, fabricant de mélos moralisateurs détrempés dans l’eau bénite, et marié à une [épaisse] juive roumaine. Cet olibrius s’était permis de lancer, à grand renfort de manchettes, une diatribe sur l’ignoble barbarie de l’antisémitisme. Je lui fermai la gueule avec toute l’indignation nécessaire. Vingt-quatre heures plus tard, dans dix cénacles de Vichy, j’étais désigné comme un fanatique dangereux, un féroce agitateur « tenant des propos d’assassin » et dont on blâmait fort la présence dans un service de l’État.
    * * *
    L ’Officiel, pompeusement, venait de publier un décret méticuleux sur le ramassage des marrons d’Inde, dont on devait extraire je ne sais combien de tonnes de savon. Les jours suivants, dans tout Vichy, les talons vous tournaient à chaque pas sur une jonchée des précieux marrons. Je ne crois pas qu’on en ait ramassé la valeur d’un seau d’enfant.
    J’y voyais le symbole d’une gabegie administrative auprès de laquelle les drôles du Front Populaire étaient des Lycurgues. Les hommes nouveaux, dans leur ignorance brouillonne, en arrivaient à nous faire regretter cette espèce d’ossature bureaucratique qui subsistait malgré tout auparavant, parmi les pires remous de la démocratie. Il n’était pour ainsi dire pas de texte légal dans lequel les linottes ministérielles n’eussent commis les plus extravagants oublis, qui ne réclamât une série interminable de codicilles ou de retouches. Nous avions vu ainsi s’élever en quelques semaines une broussaille de lois aussitôt inextricable et qui n’en était cependant qu’à ses premières touffes.
    Maints voyageurs sortaient ahuris de ministères essentiels, où ils avaient vu une Excellence solitaire, ne sachant rien, ne voyant rien ni personne, confinée entre deux dactylos et deux cartons verts parfaitement vides.
    Toute tâche proposée se heurtait à l’obstruction des « attentistes », déclarant que l’on vivait dans le provisoire, que le moindre coup de pioche serait peine perdue ou même risquerait de profiter aux Allemands. L’instinct débrouillard de la nation proposait cependant chaque jour quelque recette nouvelle pour parer à la pénurie des carburants, des graisses, des transports, des tissus. Mais on voyait en même temps accourir toujours plus nombreux les messagers des grands trusts, pétrole, charbon, automobile, qui se hâtaient de faire éconduire ou écraser sous la paperasse ces trop ingénieux concurrents.
    La Légion des Combattants, dernière trouvaille gouvernementale, destinée à devenir l’épine dorsale de la zone libre, venait d’être créée. Elle se révélait incontinent comme un succédané encore plus blafard du P. S. F. On rencontrait de jeunes députés bien-pensants désignés pour en prendre la conduite. Ces chefs du parti de l’État français vous entretenaient trois heures durant des

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