Les Décombres
les rues de Bucarest.
* * *
J’aimais beaucoup les troupiers polonais, corrects, solides et bien vêtus. Mais toutes les usines de guerre polonaises collées à la frontière silésienne étaient d’anciennes industries allemandes. J’emportais un souvenir féerique de Cracovie, mais c’était une ville autrichienne.
À la dernière gare avant l’Allemagne, le garde polonais était blond, jeune, carré, botté, sanglé dans un uniforme noir, à la schapska près identique au S. S. que je verrais trois kilomètres plus loin. Il parlait l’allemand comme un pur Teuton. Le S. S. parlait le polonais comme Poniatowski.
Le rapide de Dresde filait maintenant à travers le Reich.
Depuis le franc Daladier, je ne voyageais plus qu’en troisième sur les Deutsche Reisebahne. Quatre Allemands étaient venus s’installer dans mon compartiment, trois vieux et un jeune. Je lisais des journaux antisémites roumains, dont les caricatures cauchemardesques les avaient aussitôt intrigués. Il fallut les leur montrer dans le détail. Le jeune, bien tondu, bien briqué, luisant de santé, en veston civil et culotte noire, était sergent de S. S. Il s’étirait les biceps, lâchait d’énormes bouffées de tabac blond, faisait craquer avec amour de splendides bottes toutes neuves, s’épanouissait tout entier dans le bonheur d’être hitlérien d’élite et gars du « Hochschlesien » dont il célébrait la force et le courage en se claquant les cuisses à grand bruit.
Il n’avait jamais vu de Français et m’examinait sur toutes les coutures avec un cordial et naïf étonnement. Il m’exhibait fièrement sa carte du Parti, une vieille et glorieuse carte, celle des vrais costauds de la Haute-Silésie qui avaient marché les premiers derrière le Führer.
Deux des vieux portaient des rubans à leurs vestons et s’étaient battus en France : « Ach ! Touaumont ! Chemin tes Tamen, die Somme ! » Il n’y avait que deux soldats au monde, l’Allemand et le Français. C’était bien sûr et bien connu. Et moi aussi, j’avais été soldat ? En Rhénanie, dans l’infanterie ? Je me voyais investi de tout le prestige de l’armée française. Mais maintenant « nie mehr Krieg ». On se valait, ce serait idiot. [Nieder mit den Juden ! Judas verrecke {11} .]
Je baragouinais avec crânerie un infâme allemand. Je goûtais le schnapps à la bouteille du S. S., les Allemands fumaient mes cigarettes roumaines, nous fredonnions en chœur les lieder nationaux-socialistes, et le Haut-Silésien m’assénait sur les épaules de furieuses bourrades d’admiration parce que je savais presque tous les couplets.
Toutes les gares saxonnes grouillaient de cohortes nocturnes, en marche pour le prochain congrès de Nuremberg : des tambours de douze ans aux épaulettes rouges, sérieux comme les grenadiers du vieux Frédéric, des bataillons de fillettes en tenue de campagne, la guitare en bandoulière entre leurs longues tresses, les gaillards de l’Arbeitsdienst {12} , étudiants, paysans et ouvriers confondus, aux épaules herculéennes et aux joues d’enfants.
Derrière cette armée d’écoliers en uniforme, pas une seule de ces blafardes ou hargneuses figures des gens qui chez nous « s’occupaient de la jeunesse », pions, curés-clairons, célibataires rancis, âcres et antiques vierges. Leurs chefs de file étaient pris au milieu d’eux. Rien n’était vivifiant, rien n’appelait l’amitié comme cette levée de toute une jeunesse qui se créait elle-même son ordre, et quel ordre ! sans avoir abdiqué quoi que ce fût de « sa vieille part de gaîté divine ». Rien du scoutisme qui se souvient toujours d’avoir été créé par des Anglais sermonneurs et antimilitaires. Il n’était point besoin de prédicants d’académies ou d’églises pour inspirer l’unanimité et la ferveur à l’adolescence allemande. En chantant, en croquant des saucisses, chargée fièrement du vrai havresac de guerre comme d’un insigne de sa vigueur, elle partait pour les grandes vacances de l’enthousiasme. Que n’avait-on pas dit sur son asservissement ! Je me rappelais dans nos quartiers bourgeois les effrayantes promenades de familles, les filles blafardes et sournoises, chapeautées comme de vieilles institutrices, les grands garçons nigauds dans les jupes de leurs mères. Où se trouvait la liberté ?
J’avais rendez-vous à Dresde avec des amis illustres : la Liseuse et la Courtisane de Vermeer ;
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