Les Décombres
Partout, à Budapest, à Bucarest, à Cracovie, dans un couloir de wagon ou dans la maison d’un grand personnage politique, comme le séduisant et intelligent Manoïlesco alors en disgrâce et gardé à vue pour crime de fascisme sur une plage de la mer Noire, on m’avait entretenu de la fâcheuse mine de l’Europe et des risques de guerre. Le général Antonesco {10} était le plus soucieux. En résidence forcée lui aussi, il m’avait accueilli sur la route devant sa villa de Predeal, le seul endroit où ses domestiques ne pussent l’espionner. Il avait le visage tanné et coloré et le veston de tweed d’un colonial britannique. Certains de ses compatriotes, vraiment mal renseignés, le trouvaient même un peu trop anglophile ! Il m’avait parlé de mon pays avec une amitié intelligente et attristée, et de son cher Codreanu, captif du roi [bandit] Carol, dont le sort l’alarmait, hélas ! à juste titre. La discussion s’égarait un peu avec certains autres Roumains, grands experts en jongleries de droit international et intrépides pour condamner juridiquement la plus petite égratignure à leurs frontières. Mais ils n’étaient pas moins farouchement décidés à laisser la Tchécoslovaquie, puisque Tchécoslovaquie il y avait, se débrouiller toute seule entre ses Sudètes et Hitler. Nous avions encore vu juste dans nos propres campagnes de Paris sur la fiction de la Petite-Entente et l’horreur des Balkans pour le candidat-dictateur de cette Petite-Entente, l’ambitieux maçon Edouard Benès.
J’affirmais à qui voulait l’entendre que la France fulminerait encore sa plus belle et solennelle protestation, mais qu’elle ne tirerait pas un coup de fusil pour les Tchèques. J’avais très rarement besoin d’insister. La France ne comptait plus depuis qu’elle avait par deux fois, sans une réaction, toléré Blum pour maître. Si par hasard on m’alléguait l’honnêteté possible de Daladier, je dépeignais l’homme qui après avoir fait vingt-trois morts par son impuissance, avait passé la nuit du 6 février, la nuit de sa vie, à compulser les Dalloz pour y trouver un précédent lui permettant de décréter l’état de siège à Paris.
À quoi bon remuer du reste des attendus et des considérants ? L’entorse tant redoutée aux clauses territoriales de Versailles était depuis l’Anschluss une chose accomplie. Le ravisseur lui avait donné tout l’éclat possible pendant que les gardiens se terraient pétrifiés. La face et la partie étaient bel et bien perdues pour nous dans ce morceau de l’Europe, sur lequel la Reichswehr pesait de son énorme masse. Nous ne lui avions jamais opposé notre concurrence que par des abstractions desséchées ou des crapuleries de petits pirates. La Roumanie était amoureuse, peut-être point de la France, mais sûrement et follement de Paris. À six cents lieues de nos frontières, par pure inclination, elle parlait notre langue, elle lisait nos livres plus et mieux que nous. Pour répondre aux soupirs de cette jolie orientale, nous lui avions expédié de vieux satyres barbichus, à voix de roquets, fringués comme des sous-économes de collège et qui étaient les plus hauts seigneurs de notre diplomatie. Faute de quelques bribes de crédit, nous avions verrouillé le paradis du quartier Latin à la foule de ses étudiants chrétiens et nous y recevions par milliers les jeunes juifs [youtres] vomis par ses universités. Nos voyageurs bourgeois et nos journalistes, après s’être empiffrés à ses tables hospitalières, jugeaient opportun d’affecter pour elle un souverain dédain, et, dans les cas les plus aimables, la traitaient de sauvagesse balkanique quelque peu frottée de Giraudoux et de Paul Morand. Nous lui avions ouvert pompeusement des crédits qui ne servaient en fait qu’à soudoyer quelques Titulescos. Nous lui avions promis notre lointaine garantie, mais nous n’armions ses troupes qu’avec nos rebuts d’arsenaux. Après dix-huit ans de ces gentillesses, la Roumanie rêvait toujours des Champs-Élysées, mais elle achetait tout à l’Allemagne et elle envoyait ses garçons faire des cures de national-socialisme à Berlin et à Heidelberg. Le royal fripon Carol lui-même assurait bien les démocraties de son indéfectible amitié en palpant leurs chèques, mais il se ménageait l’avenir en faisant mille courbettes à l’Italie de l’Axe, et j’avais trouvé des ribambelles de Chemises noires en uniforme dans
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