Les Décombres
les Rembrandt des années de bonheur et de prodigalité qui sont des poèmes du faste et de l’épanouissement des sens à peine moins sublimes que les tragédies et les méditations de la vieillesse solitaire ; les cortèges de Véronèse dont aucun vernis Louis-Philippe n’a terni les velours et les brocarts ; l ’Annonciation de Francesco Cossa qui semble ciselée dans les pierreries de l’Eldorado ; la Chasse de Rubens, lyrique comme Wagner et truculente comme Breughel.
Les gardiens me chassaient toujours trop tôt à mon gré de cet univers serein et somptueux. La pluie s’égouttait interminablement sur les longues rues d’une uniformité toute germanique, sur les passants ponctuels et silencieux dans de bien maussades imperméables. J’allais m’exhorter au bord de l’Elbe à goûter le rococo saxon, et je déplorais qu’il me laissât fort tiède, par la faute sans doute de ce ciel si chagrin.
C’était bien du dilettantisme pour un journaliste de profession, à quelques lieues d’une frontière dont le sort tenait le monde en haleine. Mais je n’en éprouvais que de médiocres remords. Le sourire de Saskia et sa robe rose étalée sur les genoux de Rembrandt amoureux me paraissaient autrement importants que le problème des Sudètes.
Dans le dernier après-midi de mon séjour, des schupos débonnaires et précis étaient venus barrer les avenues pour laisser le passage à des colonnes de chars et d’autos-mitrailleuses. Dans les intervalles, des pelotons de fusiliers motocyclistes, splendidement équipés, défilaient à toute allure sur les pavés. Je regardais avec sérénité ces spectacles militaires. La saison en Saxe était évidemment peu propice au tourisme. Mais il en eût fallu beaucoup plus pour corser mon voyage.
J’avais lu cependant avec un léger pincement dans les côtes les manchettes énormes des journaux du soir : « Grosse Spannung in Europa, grande tension en Europe ». À la nuit, un exercice d’alerte avait plongé la ville dans des ténèbres absolues et malgré tout un peu angoissantes. Mais à la brasserie de la gare, à la lueur des bougies, les bourgeois vidaient placidement avec un chalumeau les énormes pots de bière. Je pris le train parfaitement rassuré.
* * *
Deux jours plus tard, à Paris, j’étais tout étonné de retrouver mes amis penchés sur des cartes et des dépêches avec des visages d’une aune. Le seul tranquille, c’était moi, qui débarquais sur l’heure du fond de l’Allemagne. Je les blaguai assez cavalièrement. J’opinais pour un phénomène de suggestion journalistique. On est plongé dans la bouilloire parisienne, on est tympanisé par les agités et les sots, on ne parvient plus à rien débrouiller. Je trouvais presque, en lisant les derniers numéros de Je Suis Partout, notre campagne pacifiste trop bruyante et poussée au drame. Je m’enfonçais avec volupté dans le classement de mes photographies et de mes notes sur la peinture de Dresde.
Une semaine après, mon beau calme était loin. Les choses ne s’arrangeaient pas. Nous avions cent fois dénoncé les dangers de tous ces engrenages de garanties et de pactes qui constituaient le chef-d’œuvre de notre politique étrangère. La France avait les doigts bel et bien pris dans cette mécanique. Cette fois, il ne s’agissait plus de palabres genevoises et d’imbroglios franco-italiens, agaçants mais peu périlleux. Nous nous trouvions en face de la plus farouche volonté.
Le voyage aérien de Neville Chamberlain à Berchtesgaden avait soulevé l’enthousiasme et l’espoir. C’était enfin un geste humain, d’une portée intelligible pour tous. Il bousculait en coup de théâtre les louches spécialistes des arguties juridiques, dont le travail resserrerait peu à peu le filet de la guerre autour de nous. Dans l’image populaire brusquement substituée aux rapports d’experts, aux consultations de procédure, aux finasseries d’ambassades, tout paraissait merveilleux : ce vieux monsieur montant en avion pour la première fois de sa vie avec son parapluie, son pardessus noir et ses bottines à boutons, son arrivée dans la retraite wagnérienne au milieu des géants immobiles de la garde nazie, son entrevue avec le Führer sur un fond de glaciers et de nuées, cela vous parlait autrement aux peuples que les déjeuners de Thoiry et de Locarno, les pactes filandreux scellés entre la poire et le fromage, sur un coin de table d’un palace quelconque.
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