Les Décombres
voir comment ces gaillards ont accommodé les rares histoires parues chez nous de leurs derniers exploits. Que l’on achète un bouquin du sieur Henry Bidou, haut-parleur fidèle de toutes les thèses d’état-major. On peut imaginer à quel point un pareil écrivain est bénin et voilé. On doit croire cependant qu’il en avait encore beaucoup trop dit. Les censeurs à galons se sont mis sur sa Bataille de France. On n’y voit presque pas trente lignes qui ne soient trouées d’un blanc. Tout ce que les citoyens de ce pays sont autorisés à connaître sur les causes et les faits de leur plus grand désastre, c’est cette écumoire à travers laquelle le printemps 1940 apparaît comme une série de fatalités inexplicables, aussi étrangères aux volontés d’ici-bas que la configuration des astres.
Mais il nous suffit d’un soupçon de mémoire, d’un doigt de jugement pour savoir à quoi nous en tenir. Il y a eu des volontés derrière chacune des idioties, petites ou grandes de cette guerre, depuis l’envoi des charretiers dans le train automobile jusqu’à notre immortelle promenade en Belgique. Il y a eu pour tout cela des ordres, signés, contresignés, tamponnés, enregistrés. Ce ne sont pas les institutrices libres-penseuses, les huissiers de la Chambre et le tambour Dumanet qui les ont expédiés. Le tas de ces ordres-là forme une pyramide. Cette pyramide porte un nom : la déroute.
La démocratie, le régime… Sans doute. Mais l’armée lui appartenait, collait à lui. La symbiose était si étroite que l’on ne peut plus rien séparer, et que le tout, franchement, est bon à mettre dans la même hotte, pour la refonte. Le régime voulait des militaires falots et serviles. Il les eut, à souhait, par pleines promotions. L’armée était si parfaitement calquée sur lui, si obéissante à ses désirs que, chez elle comme chez lui, l’homme le plus plat se voyait à coup sûr porté au premier rang. Elle se composa ainsi sa brillante élite, constellations de politicards pour une moitié, mannequins faits de son autour d’une tringle en fer pour le reste. Il ne reste plus qu’à aligner les caractères zoologiques de ces espèces : encéphales atrophiés, foies blancs, sclérose, et leurs conséquences intellectuelles et morales, incapacité de secréter une idée neuve, pauvreté des réflexes, lenteur, paresse, routine, peur des responsabilités, peur des décisions, peur des supérieurs, des inférieurs, peur, peur, peur…
Il me vient une pensée accessoire et que je note. Elle me paraît confirmer assez bien ce qui a été dit plus haut. Si l’armée française n’avait pas été à l’image du régime, elle n’eût pas méconnu la force, les méthodes, les nouveautés de l’Allemagne hitlérienne, comme elle le fit docilement d’après lui. Car je ne vois point d’autre explication à l’insouciance de nos généraux devant l’emploi de l’arme cuirassée et de l’aviation par l’armée du Reich, à leur refus de lui opposer sa riposte ou son équivalent. J’ai suffisamment fréquenté notre service de renseignements pour deviner ce que pouvait être son ensemble, et le fameux outil d’espionnage que nous avions là. Mais notre état-major n’en ressentait point les lacunes. Il s’estimait suffisamment renseigné sur l’ennemi traditionnel. Son mépris des « Panzer » rejoignait la partie de poker du Quai d’Orsay, participait d’une conviction spécifiquement démocratique sur le bluff des dictateurs, leur chute obligatoire, le néant de leurs œuvres. Si l’armée française avait un peu mieux connu son adversaire, si elle l’avait estimé à sa juste valeur, il lui serait sans doute aujourd’hui moins difficile de l’estimer tout court
S’il s’était trouvé un homme en 1939 parmi les grands conseils de l’armée française, un patriote complet, de tête et non point seulement de poil, cet homme, au bord de la guerre, devant l’assassinat du pays, eût cassé quelque chose, son épée, une gueule, une vitre, eût poussé un cri que l’on pût entendre, fait un geste que l’on pût voir. Cet homme n’existait pas.
S’il s’était révélé dans nos pauvres combats et notre piteuse épreuve, cet homme parlerait aujourd’hui, et en accusateur. Il accuserait d’abord pour défendre notre drapeau. On croit l’avoir relevé en le faisant promener à bout de bras par des freluquets. Mais si les gants des porteurs sont blancs, le drapeau est
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