Les Décombres
qu’il était soldat, les naufragés à galons du beau printemps Quarante se sont faits de son bâton une perche de salut, ils ont réclamé comme le dû le plus naturel leur part au pouvoir, et ils l’ont obtenue aussitôt.
Il est triste de penser qu’il eût mieux valu pour nous que l’adversaire à l’armistice exigeât pour un temps la dislocation complète de l’armée, en ne tolérant plus que des gendarmes et des pompiers. À la tête de ces derniers, la plupart de nos généraux eussent trouvé enfin leur vraie vocation. Ils n’eussent pas été plus burlesques. Ils eussent été beaucoup moins malfaisants.
On a eu l’inqualifiable complaisance d’abandonner à ces faillis des services, des organismes vitaux qu’ils ont instantanément enlisés, démolis, frappés de mort. On les a laissés se partager avec les prêtres la jeunesse, et voilà pour des années les adolescents braqués contre tous les efforts de rééducation, de regroupement national, qui se sont manifestés à eux sous la forme d’une adjudanterie vétuste, tracassière et vaine.
Ce n’est encore rien. Le bonhomme Louis Blanc, dont je n’ai jamais lu une ligne, tenait au mois de janvier 1871 ce propos rapporté par le charmant et clairvoyant Goncourt :
« L’armée a perdu la France, elle ne veut pas qu’elle soit sauvée par les pékins ».
On eût aimé trouver soi-même cette formule pour le 1 er janvier 1942.
Que l’on songe à ce vieux batracien de Weygand, le « chef prestigieux », comme on dit – prestigieux des trente six mille chandelles qui brillent autour de sa face talochée et de ses fonds de culotte constellés de semelles – enjuivé jusqu’à la garde de sa rapière tordue, anglolâtre trop couard pour la dissidence franche, mais entretenant, en vrai jésuite à épaulettes, la dissidence larvée partout où il passa, prêt à bazarder notre Afrique du Nord à Roosevelt, et, limogé seulement sur les instances de l’Allemagne, meilleure gardienne que nous, car nous en sommes là, des intérêts d’abord français, qui sont aussi ceux de l’Europe.
Depuis tantôt deux ans, l’armée tient une place capitale dans cette mortelle gribouillerie, dite « politique de la dignité», faite de moue enfantine, de sordides intérêts bancaires et de gâtisme halluciné, qui a coûté déjà si cher à notre pays. Elle tient un rôle essentiel dans le complot permanent ourdi contre la politique de l’intelligence, de la paix européenne, du salut.
«Le 25 juin ? Me concerne pas. — Montoire ? Connais pas. Allemand ? Ennemi réglementaire. Staline ? Pas prévu. Collaboration ? Truc d’espions, veulent barboter nos plans. Doublerez les sentinelles. Doctrine ? Haut les cœurs ! Politique ? On les aura. Direction ? Mayence. Hardi ! à la fourchette. Mot d’ordre ? Du Guesclin-De Gaulle. Allez, rompez. »
Ce sont les états-majors intacts, aux mille képis, les serins du S. R. qui ont tablé sur six mois de résistance serbe, un an de résistance grecque, trois ans de résistance javanaise, et, quand les Allemands et les japonais se seraient rejoints sur l’Oural et l’Himalaya, quand le Mikado siégerait à Washington et Hitler à Londres, s’écrieraient joyeusement : « Ils sont foutus, on ne tient pas des fronts pareils », et s’élanceraient, rêve tant caressé, pour aller déborder l’aile gauche du nazisme entre Bourges et Nevers, avec deux obus par canon.
L’esprit des militaires français, dans les catégories réellement responsables, m’évoque ces extraordinaires grollons de leurs magasins, ramassés probablement sur des morts de Gravelotte, avec quoi ils prétendaient faire marcher la biffe jusqu’à la Vistule, imperméables, oh ! parfaitement, recroquevillés, racornis, durs comme du bois, dont on eût encore plus avantageusement cuit une soupe que chaussé des êtres humains. À quels usages, mon Dieu ! employer ça ?
Ce qui peut fermenter dans ces cerveaux-croquenots passe tout entendement. Songez que dans l’état où nous nous trouvons, d’ordre supérieur, des états-majors parcouraient cet hiver l’Auvergne, afin de recenser les greniers les plus propices à servir de cachettes pour mousquetons.
Quant au cœur des militaires, mettons, je le veux bien, que les subalternes, si des avis favorables leur avaient été prodigués, eussent bouclé leurs cantines pour quelques coins du globe, Syrie, Afrique, Russie, où le prestige de la France
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