Les Décombres
grand-chose de bon. Il avait déclaré cette guerre, et, le lendemain, il avait une mine d’enterrement. On l’aurait laissé faire, il aurait été capable de lâcher le morceau en mars Quarante, d’arrêter les frais sans même que nous eussions eu trois mille bonshommes démolis, sans même qu’un pouce de territoire eût été envahi. De quoi aurions-nous eu l’air, s’il vous plait ! Ah ! si Reynaud, de Gaulle et Mandel avait pris le manche un peu plus tôt.
— Les généraux ne savaient donc pas que nous n’étions plus en état de faire la guerre ? Ou alors, le sachant, ils se permettaient de nous cacher ça. Quels prodigieux incapables, ou bien quels horribles menteurs.
— Silence sur ce pieux secret ! Les généraux se sont tus parce qu’ils étaient de grands patriotes. Ils ne pouvaient parler parce qu’ils auraient atteint le moral du pays. Nous devions faire cette guerre quoi qu’il en coûtât, avec des lance-pierres, avec des carabines Eurêka, avec le Saint-Ciboire. Du reste, la fin de tout cela le prouvera. On verra bien de quel côté était la main de Dieu. Les japonais viennent encore de prendre à nos chers alliés la Nouvelle-Guinée, le dernier morceau de Birmanie ? Ils se promènent dans l’Océan Indien ? Peuh ! la belle affaire ! Toujours des coups irréguliers. Les bateaux, les avions anglais et américains n’y étaient pas. On verra cela, le jour où les Américains auront construit leur flotte. Quoi ? Les japonais seront loin. Mais justement, tant mieux ! Plus ils s’éloigneront de leurs bases, plus vite ils seront fichus. Nos amis de Londres ne l’ignorent pas, eux. Et à Londres on est renseigné. À côté de la City, il y a des hommes qui connaissent les affaires. Car la guerre est une affaire. Les matières premières…
— Oui, quatre-vingt pour cent du caoutchouc aux Japs.
— Quel enfantillage ! Se figure-t-on qu’ils vont pouvoir exploiter ça sans capitaux, sans holdings ? Est-ce qu’il y a une seule Bourse au monde pour négocier les titres de caoutchouc japonais ? D’ailleurs, toute cette histoire japonaise ne tient pas debout. Java prise en dix jours ! Mais il n’y a qu’à regarder la carte ! Est-ce là, voyons ! une conquête sérieuse ?
Telles ont été, à la lettre, sans rien forcer, les raisons des Vichyssois. La guerre qu’ils ont commencée en septembre 1939 est la guerre de ces gens-là, et ils ont le ferme espoir de la gagner, derrière le dollar-or et les sociétés pétrolifères.
Ils entendent qu’à tout prix notre abjecte équipée de 39-40 fasse figure de guerre selon toutes les traditions et tous les rites convenables, avec discours roboratifs, historiographes d’Académies, cérémonies du Souvenir, Anciens Combattants, revues, congratulations, décorations, promotions.
À chacune des batailles que les Allemands ont la manie de gagner en dehors de toutes les règles admises, les Vichyssois se sont retrempés dans les puissances de la foi, dans la certitude que Dieu, qui a toujours été avec les coffres-forts, ne laisserait pas sans revanche un pays dont le gouvernement allait maintenant à la messe. Il fallait croire dans les destinées de la patrie, attendre le miracle qui disperserait les « feldgrau » comme des feuilles mortes, « sans chercher à comprendre », selon cette sublime formule qu’ont les militaires et qu’on aurait dû broder sur les drapeaux de l’État.
Il n’a pas été de foutaise qui ne ranimât les ardeurs de ces croyants. Deux douzaines de parachutistes anglais ont-ils atterri du côté de Dunkerque, pour être capturés une demi-heure plus tard, ils y ont vu un tournant décisif de la guerre, les couloirs de l’Hôtel du Parc sont entrés en effervescence. Pour un peu, on eût envoyé un ultimatum à Hitler. Tandis que la prise de Singapour était un fait-divers dénué d’intérêt.
Quant à la campagne de Russie, les Vichyssois ont eu bientôt sur ce point leur ingénieuse thèse :
— Qu’on ne nous parle surtout pas de civilisation. Nazis ou bolcheviks, Russes ou Allemands, Staline ou Hitler, tout cela est la même séquelle. Il y a sur le sujet cent textes définitifs de Maurras, de Massis, d’André Chaumeix. On peut s’avouer malgré tout que ces Soviets ne sont pas aguichants. Ne le cachons pas, ils auraient été diablement utiles pour créer à l’Est un front honnête, tandis que nous aurions attendu les bombardiers américains. Mais ils se sont
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