Les Décombres
guerre, tel l’illustre Paris-Soir, à grand renfort de titres terrifiants et de télégrammes insidieusement tronqués, la grosse presse traduisait les choses en une bouillie pâteuse ou en tartines académiques qui n’offraient aucun repère à la jugeote du bon lecteur. Les journaux modérés s’inquiétaient avant tout de tâter les émotions de leur clientèle, de savoir si M. de Kerillis n’allait pas leur en chiper de beaux morceaux, et passaient à un chauvinisme résolument commercial. À Candide par exemple, Jean Fayard, zozo tournoyant et suffisant, optait pour l’intransigeance tricolore et démocratique et censurait Gaxotte à grands coups de crayon. Il n’y avait plus à compter sur aucune résistance raisonnable et utile de ce côté-là.
Nous enragions de posséder la vérité et d’être si seuls et si pauvres contre cette gigantesque marée de la trahison, de la trouille et de l’argent idiot. Nous nous désespérions, quand la valeur de chaque minute était incalculable, d’attendre toute une semaine pour crier dans notre journal ce qui nous étouffait.
Il nous restait Charles Maurras. Nous nous étions passablement irrités de le savoir, aux environs du 15 septembre, encore du côté de Maillane et de Martigues où il se croyait obligé par je ne sais plus quelle cérémonie mistralienne. Nous avions pris sur nous, Brasillach et moi, d’affronter son courroux en lui dépêchant une lettre qui le pressait respectueusement de sacrifier un peu le félibrige au pacifisme. J’ignore si notre supplique y fut pour quelque chose, mais le surlendemain il débarquait la barbe en avant dans l’imprimerie de la rue Montmartre, et s’y escrimait sur l’heure magnifiquement.
En deux ou trois articles, il dressait une défense magistrale de la paix. Maurras revenu, c’était aussitôt un phare de raison rallumé au milieu d’un mascaret d’insanités. Contre le flot des turlupinades juridiques ou héroïques, il reprenait imperturbablement et toujours avec plus de verve définitions et démonstrations. Nous lui vouions une gratitude immense pour l’exemple qu’il donnait en refoulant ses instincts les plus vifs et les plus tenaces, en étant de tous les Français celui qui détestait le plus profondément l’Allemagne et qui administrait cependant les plus roides leçons aux petits claironneurs impatients de découdre du Boche. Maurras avait su faire triompher dans son esprit l’amour de la France et de la paix.
J’aurais voulu que l’on pût le promener partout, comme un apôtre ferme et lumineux, pour redresser les hésitants, pour fournir d’idées toutes les cervelles vides comme un tambour qui battait le rantanplan de la guerre. Dans Le Jour, Léon Bailby {13} vieille tante mondaine, considéré selon de bien futiles et fragiles apparences comme un de nos plus proches voisins politiques, donnait depuis Berchtesgaden les signes d’un visible désarroi. J’avais imaginé de lui montrer Maurras et j’organisai la rencontre dans une maison amie, l’agence Inter-France que venait de créer Dominique Sordet. Maurras, vieux renard, avait tout de suite placé la conversation sur le vrai terrain, et démontré à Bailby avec une logique enveloppante que le public du Jour était fatalement un ami de la paix, que pour la vente non moins que pour le bien de la France, il importait d’aller sans retard au-devant de ses désirs. Nous pûmes avoir ainsi pendant au moins cinq jours des Bailby d’une fort convenable solidité.
Au sortir de ce rendez-vous, j’interrogeais Maurras sur les dernières nouvelles. « Qu’en pensez-vous ? Êtes-vous optimiste ou pessimiste ? »
Maurras se redressant, le chapeau en bataille, et faisant sonner le plancher de sa canne :
« Il ne s’agit pas d’être optimiste ou pessimiste. Il y a des choses que nous voulons et d’autres que nous ne voulons pas. »
* * *
La vigueur du vieux maître m’inspirait un grand réconfort. On vivait des heures extravagantes. On voyait des millions de Français, les ouvriers et les paysans, les gamins et les bonnes femmes suspendus devant leurs radios à un discours de Hitler dont ils ne comprenaient pas une syllabe, cherchant à deviner aux accents de cette voix farouche si elle rassurait ou menaçait, subissant malgré eux sa fascination. On voyait des journaux supputer agréablement les risques de paix et les risques de guerre et les juger égaux comme si cela eût été en somme naturel, comme ils
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