Les Décombres
se battrait donc pour un contresens, pour un jeu de mots.
La meute des assassins de la paix menait à plein gosier un concert furibond. Elle sentait trop bien l’inespéré du cas en même temps que son énormité. Il lui fallait sa guerre sur l’heure, sur le chaud, au beau milieu de l’équivoque qu’elle avait diaboliquement entretenue, avant que l’on eût pu, comme cela ne tarderait pas, dénouer l’épouvantable imbroglio.
Le lundi, vers quatre heures du soir, dans son bureau de chez Fayard, Gaxotte disait : « Cette fois, c’est fini. C’est le casse-pipes. » Nous avions des figures de condamnés à mort.
J’emmenai dîner mon ami Cousteau près de l’École Militaire. Ce beau et mâle garçon, toujours si joyeux et crâne, était à bout de nerfs. Avec une femme enceinte et une petite fille de trois ans, il attendait d’une heure à l’autre son ordre de rappel. J’avais essayé sans succès de lui faire boire un pernod. Il étouffait, il passait d’un sursaut de révolte à la plus sombre prostration. Face à face, nous mastiquions lugubrement les mêmes bouchées rebelles. Je me retrouvai seul, avec une angoisse insurmontable, dans les rues endeuillées par le « black-out » où les veilleuses bleues clignotaient comme les lampes des morts.
Près de la rue La Boétie, sur les trottoirs désertés, un père, une mère et un fils descendaient vers le métro. Le vieux était menu et petit, avec un melon, un pardessus noir, un parapluie, la vieille effacée dans l’ombre, le fils portait des musettes et un képi de sous-officier. Ils marchaient tous les trois en silence.
Ceux-là étaient bien d’innocentes victimes, de ces humbles petits-bourgeois sur qui la guerre frappe avec prédilection, sans doute parce qu’ils sont aussi timides et empruntés devant la mort que devant la vie. Le sergent était-il le fils unique ? Quelles minutes ils vivaient ! Quels jours devant eux ! Quelle pitié et quelle solitude !
* * *
Dans les salles de rédaction, les journalistes éperdus se débattaient sous une avalanche de fausses nouvelles. L’infernale entreprise de trucages et de mensonges qui sévissait depuis plus de quinze jours réalisait ses chefs-d’œuvre. On attendait, dans quelle anxiété, le dernier discours de Hitler. Les Juifs maîtres des agences de presse en retranchaient froidement toutes les offres de conciliation.
Àl ’Action Française, nous retournions dans nos doigts avec effarement et consternation un communiqué du Foreign Office :
« Si en dépit de tous les efforts du Premier ministre de Grande-Bretagne, une attaque allemande se produisait contre la Tchécoslovaquie, le résultat immédiat en serait que la France serait tenue de venir à son aide et que la Grande-Bretagne et la Russie seront certainement aux côtés de la France. » Qu’était-ce que cette investiture officielle des Anglais donnée à la thèse la plus insane des bellicistes, la burlesque espérance d’avoir l’U. R. S. S. à nos côtés ? Depuis quand appelait-on l’U. R. S. S. « Russie » chez les diplomates ? Mais Maurras arrivait et parla carrément de faux.
Vers le milieu de la nuit, je regagnais à pied la place Saint-Augustin où j’habitais. Paris était noir et muet comme une tombe. La guerre pouvait donc naître ainsi. Au bout d’un enchevêtrement d’intrigues, d’illusions, de gloses, l’irréparable tenait à une chicane de textes, à l’heure d’une dépêche, à l’humeur, à la tête de deux ou trois ministres. Je me répétais, comme je l’avais dit à tous mes amis, qu’avec un Blum, bien trop déliquescent et se sachant bien trop méprisé pour risquer un tel geste, nous n’aurions pas eu la guerre. Tout venait de ce Daladier de malheur, vacillant mais obtus, empêtré dans des pandectes et qui pouvait montrer une figure de Français.
La guerre six mois après Blum, et après vingt-deux mois d’anarchie marxiste ! C’était de la démence furieuse. Mes dernières images d’Allemagne s’abattaient sur moi. De Breslau à Bâle, dans une grisaille de pluie, je n’avais vu défiler que des villes immenses, puissantes et monotones, des gares de cinq cents voies, des fabriques gigantesques trouant la nuit de leurs feux, des Babylones d’usines. Encore ne connaissais-je pas la Ruhr. Je revoyais cette magnifique armée de jeunes athlètes impeccables et fiers. Je songeais à la ferveur et à l’unanimité de tout ce peuple. Quelles flammes
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