Les Décombres
Rohrbach. »
Il était évidemment superflu de chercher à sonder les arcanes de la mobilisation en « étoile ». J’essayais de parler des chances que nous avions encore. « Tout n’est pas fichu. Dans huit jours tu reverras peut-être tes petites filles. Il y a encore de l’espoir. On négocie. On ne déclare pas une guerre comme ça. » Mais tous secouaient la tête. Non, c’était bien fini. Ils s’indignaient même à l’idée qu’ils pussent partir pour rien. Non, on ne baisserait pas son froc devant Hitler. On allait tâcher de lui flanquer une correction. Après tout, ce n’était pas trop tôt. Je tentais bien de demander comment on s’y prendrait pour franchir la ligne Siegfried : cette difficulté n’effleurait aucune caboche. L’antifascisme se décidait enfin à prendre les armes. On allait bien voir ce qui lui résisterait. Quelques grandes gueules criaient même qu’on allait délivrer de Hitler les ouvriers allemands.
Il n’y avait aucun risque que le prolétariat s’insurgeât contre la guerre. Ses maîtres, décidément beaucoup plus forts que nous, étaient parvenus à lui faire confondre le grand soir avec l’abattoir.
Un train allait partir pour Metz. Les wagons puaient à dix mètres le vin vomi. Ils s’ébranlèrent lentement, hérissés de poings fermés. À chaque portière s’entassaient des douzaines de faces barbouillées et chavirées par l’alcool, et qui hurlaient l’ Internationale.
Je pensais à Brasillach, perdu maintenant dans cette chiennerie. Je pensais à moi. J’aurais pu être jeté à la même heure dans une de ces poubelles roulantes. Dégoûtation ! Quant à la canaille empilée et saoulée, avant d’être promise au massacre, non, elle ne m’inspirait pas le pluspetit frisson de pitié. Je voyais fondre sur tout ce peuple l’énorme châtiment de sa bêtise. Le hasard était juste avec moi. Je n’avais que trente-quatre ans, mais mon nouveau fascicule, de couleur bleue, m’enjoignait, je ne savais trop pourquoi, d’attendre une convocation spéciale. Avant des jours sans doute, je ne serais pas mêlé à cette vilenie. Je m’en félicitais sans l’ombre de remords.
Au coin du boulevard de Strasbourg, une bande de mères, de vieux, de femmes et de gamins excités par les apéritifs du départ, s’acharnait sur un quidam. Quelques cris vigoureux retentissaient : « À bas les étrangers ! À la porte cette cochonnerie ! » Houspillerait-on quelque juif [youtre] ? Le coupable se dégageait avec peine. Je le vis s’esquiver en sacrant. Mais c’était un Flamand ou un Alsacien…
* * *
Le lendemain, on croisait à travers tout Paris des centaines de vieillards fringués en officiers subalternes ou supérieurs. Des généraux octogénaires croulaient dans leurs bottes. D’antiques lieutenants traînaient à petits pas des prostates et des artérioscléroses. Devant la gare Saint-Lazare, en grand harnais de guerre, un commandant de chasseurs à pied, complètement ataxique, s’efforçait de lancer ses jambes à l’assaut d’un trottoir.
Il y avait aussi de poignantes silhouettes, des hommes à moustaches grises, avec des képis fanés et de vieilles capotes d’un bleu-horizon verdi qui parlaient tragiquement aux yeux de 1916 et de 1917.
Les nouvelles empiraient d’heure en heure. On nous dépeignait Daladier lâchant pied, oscillant d’une morne angoisse à la jactance, se mettant à brailler devant les Anglais que pour faire la guerre, il aurait tous les Français derrière lui. Cela ne répondait que trop bien à ce que nous savions de cet homme avachi et au mépris que je lui vouais. On apprenait d’ailleurs que le parti belliciste, après avoir encouragé Prague à la résistance en lui promettant la chute du cabinet français, soutenait maintenant en coulisses Daladier.
Les Tchèques passaient à la provocation pure et simple. Leurs auto-mitrailleuses revenaient occuper les bourgades sudètes évacuées moins d’une semaine avant. Au mémoire de Godesberg, Prague répondait par un refus hautain.
Daladier faisait savoir à cor et à cris que si la Tchécoslovaquie était attaquée, la France tiendrait ses engagements. Mais s’agissait-il de la Tchécoslovaquie avec ou sans les territoires que nous avions déjà accordés au Reich ? Si Hitler, qui avait montré en somme une certaine patience, s’emparait des gages que nous lui avions consentis, serait-ce cependant une agression ? Tout portait à le croire. On
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