Les Décombres
cette forge ne cracherait-elle pas sur les décervelés qui allaient se jeter dessus !
L’aide des Anglais – ils ne nous le cachaient pas – serait de pure forme. Nous serions réduits à nos seuls moyens, un contre deux, trois peut-être bientôt si l’Italie s’en mêlait. On parlait d’une quantité de divisions françaises massées devant la trouée de la Sarre et prêtes à l’assaut. Mais ce ne serait qu’une odieuse et vaine boucherie. Pierre Cot et les constructeurs juifs avaient anéanti notre aviation. Nous n’avions pas de canons antiaériens, pas de masques à gaz. Paris était livré à la mort sans autre défense que ces affreuses ténèbres répandues sur lui.
Nous allions être pulvérisés. Une frousse invincible me saisissait. Il serait trop intolérable de se voir mourant dans cette insanité. Je quitterais Paris. Je me sauverais dans mon village du Dauphiné. J’y attendrais qu’on m’appelât dans quelque dépôt. Mais serait-il temps encore de se sauver dans deux jours ? Mon amour-propre seul pourrait me retenir de courir au premier train du matin. Mais il faudrait étouffer ça au plus vite. Le point d’honneur ne comptait plus quand il s’agissait de tirer sa peau d’un cataclysme imbécile. N’avais-je pas déjà trop hésité ?
* * *
Ma femme était encore en vacances. J’habitais seul place Saint-Augustin. Une petite bonne bretonne, gaie et vive, venait faire mon ménage. Elle avait bien dix-neuf ans et elle était mariée de trois mois. La guerre était à peu près aussi présente à sa tête d’oiseau que La Critique de la raison pure.
— Madeleine, lui dis-je le mardi matin, votre mari est mobilisable ?
— Bien sûr, monsieur, et il est exposé. Il porte le canon chez les cuirassiers.
Elle continuait à sourire avec de grands yeux amusés et étonnés.
— Madeleine, je vais probablement partir aussi. Ça va de plus en plus mal. Il faudra qu’aujourd’hui vous rouliez les tapis, vous mettiez tout en ordre.
— Ah ! non alors, monsieur. Ça porterait malheur. On aura bien toujours le temps.
Le jour dispersait les cauchemars du « black out ». On songeait moins aux risques de sa chétive personne. Mais l’angoisse de la patrie ne s’était pas enfuie. Elle paraissait encore plus lourde d’être retrouvée au réveil, sous un ciel plombé de fin d’été, dans un Paris trop calme et aux bruits assourdis, comme une maison où un grand malade somnole après une nuit de fièvre.
Je saurais désormais ce qu’était la douleur civique. Mais au lieu de nous fouetter héroïquement, elle nous écrasait. Nous avions le cœur déchiré, mais aussi la nausée aux lèvres et les bras sans courage. Il fallait que la guerre si souvent imaginée fût là, et que moi-même et tant d’autres, qui avions été les petits garçons nourris des exploits de Verdun, qui aurions saisi les armes si résolument pour couvrir le corps de la France assaillie, nous fussions les témoins de cette dérision : notre pays saoulé par un infâme éther, signant de sa propre main sa condamnation à mort, et marchant en zigzaguant et en hoquetant vers le couperet.
Hitler et Goering laissaient prévoir aux diplomates anglais des mesures militaires pour le lendemain mercredi dans le début de l’après-midi.
Il ne restait que bien peu d’heures aux défenseurs de la paix pour leurs suprêmes manœuvres de sauvetage. Nous imprimions Je Suis Partout le mercredi soir. Aurions-nous encore le temps d’y tenir notre rôle avant la mobilisation générale et la censure ? Si la guerre nous surprenait avec un pamphlet pacifique sous nos presses, nous serions sans doute saisis et emprisonnés.
Plusieurs journaux bourgeois avaient déjà résolu la question avec une lâcheté superbement camouflée de tricolore. À Candide, M. Jean Fayard, avant de rejoindre un joli poste d’officier interprète près d’un état-major britannique, se donnait l’avantage de jouer les chasseurs à pied. Toute cette journée tragique fut une vraie partie de cache-cache entre ses collaborateurs et lui. Gaxotte avait écrit pour les 300 000 lecteurs de Candide un article d’un pacifisme viril et clairvoyant, et fait préparer pour l’accompagner une vigoureuse page d’échos sur la fourberie des Tchèques, sur la duplicité des Russes et de leurs valets communistes, sur la teneur exacte des dernières négociations, sur l’ignoble frénésie des amateurs de catastrophes. Fayard,
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