Les Décombres
soldats.
Surgissant au milieu des sombres images du cinéma expressionniste, des émeutes, des rues sans joie, des gigantesques déploiements identiques mais ennemis du Front Rouge, du Stalhelm et du nazisme, des remous financiers, sexuels, sociaux, judaïques, dont les vagues ballottaient l’Allemagne en tous sens, Hitler grandissait à l’horizon.
La Germanie avait vu passer depuis douze ans bien des personnages étranges. Celui-ci ne serait-il à son tour qu’un météore ? Huit ou dix Français peut-être étaient instruits sur ce chapitre dès 1931. Pour moi, j’avais d’abord jugé cet Autrichien à peu près comme ma concierge, c’est-à-dire comme tout le monde. Sa figure plébéienne n’émergeait peu à peu de la première légende et des reportages à dix sous la ligne que pour offrir des traits fort déconcertants. Le peuple pense par chromos, et sur ce point, nous sommes tous très peuple. Les Français eussent considéré aussitôt beaucoup plus sérieusement une incarnation classique du militarisme prussien, par un personnage massif, titré et glabre. Hitler eût conservé sa moustache pour tromper la légèreté française, qu’il aurait pu se féliciter d’une parfaite réussite.
Ces variations sur la moustache du Führer ne sont pas une pirouette au milieu d’un grave sujet. Les ressorts de la psychologie populaire, honnêtement reconnus, expliquent souvent mieux d’immenses événements que de brillantes considérations sur les lois de l’histoire et de la société. Le pinceau de poils de Hitler a favorisé bien des malentendus, entretenus à loisir par tous les ramasse-crottes de la presse judaïque. Il ne nous aida même pas à comprendre la popularité du Führer, homme du peuple en qui le peuple allemand s’était très vite reconnu.
Les mois et les semestres passaient. Au fur et à mesure que l’hitlérisme prenait corps, les démocrates affectaient de n’y voir qu’un vulgaire accident, un phénomène ridiculement archaïque. Quant à son chef, c’était un aventurier échappé du cabanon et que les républicains allemands ramèneraient bientôt sous la douche par l’oreille.
L ’Action Française, accoutumée depuis trente années à épier les forces de l’Allemagne, avait su dès les premiers jours discerner dans le futur chancelier le symbole de la volonté germanique en train de renaître. Elle pouvait se vanter d’avoir été la première en Europe, en même temps que Claude Jeantet, son élève dissident du reste, qui eût su prédire l’ascension de l’agitateur, gravissant régulièrement et rapidement tous les degrés du pouvoir. À sa clairvoyance se mêlait un singulier mépris pour l’homme dont elle découvrait si bien certains aspects et annonçait infailliblement le succès. Il apparaissait clairement que cet inconnu pauvre, sortant seul de l’obscurité pour tirer son pays du chaos, possédait l’énergie, le courage, l’adresse politique et qu’il avait déjà parcouru l’une des carrières les plus étonnantes de l’histoire. Mais ces qualités, ces talents, dès lors qu’ils appartenaient à un Allemand, se trouvaient ravalés au rang le plus bas. Hitler était un Fichte pour cours du soir, un mystagogue de brasserie, Wotan caporal. On n’en démontrait pas moins, à grand renfort de vues sur la barbarie germanique, que dans cet Ostrogoth barbouillé d’une idéologie primaire, s’incarnait parfaitement le pays de Goethe et de Mozart.
Les prophéties sans cesse confirmées del ’Action Française ne lui valaient du reste qu’un très faible surcroît de crédit. Les champions de la démocratie protestaient que Maurras créait le monstre Hitler en le dépeignant. Ces magnifiques raisons, dignes des linottes de Courteline, déterminaient dans le fameux pays cartésien les plus sérieuses décisions politiques et gouvernaient les trois quarts des esprits. La bourgeoisie rassise, entre autres, s’emparait avec ensemble d’un argument si adéquat à sa nature. Ce gêneur de Hitler s’évanouirait assurément si on cessait de nous corner son nom.
* * *
Pour ma part, les premières mesures anti-juives du Führer devenu chancelier, au printemps 1933, allaient commencer a mettre quelques ombres sur mon orthodoxie maurrassienne.
Je n’avais pas vingt ans que j’étais déjà très curieux, sans plus, du pittoresque d’Israël, de sa singularité, passionnément et indéfiniment scrutée rue des Rosiers ou parmi les rapins du
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