Les Décombres
complexe et copieuse que celle de Port-Royal. Je doute à la vérité qu’il se trouve un bénédictin laïc, un nouveau Sainte-Beuve pour s’atteler à pareille œuvre, dont l’intérêt ira s’amincissant {15} . Ceux qui ont vécu dans cette maison se sont considérablement exagéré son rôle. Après beaucoup de pittoresque, d’injustices subies, de querelles intestines dont le débrouillage ne mène à rien, et si l’on met à part les vues les plus larges de Maurras sur l’État et sur l’homme, pages nombreuses d’un penseur de grand talent et qui illustreront durablement sa mémoire, ce rôle se ramène à un vaste tintamarre autour d’un système fictif, d’une chapelle d’hommes de lettres abouchés avec les derniers spécimens connus du cléricalisme monarchique et qui se retrouveront finalement seuls en face de ces débris, moins les morts. C’est un bien faible appoint à l’édification réelle d’un nouvel ordre. Ce n’est qu’une ride dans les convulsions gigantesques de la planète.
Le passif de l’entreprise est beaucoup plus considérable. Cette élite d’une révolution nationale quel ’Action Française avait indiscutablement groupée, n’était venue à elle que grâce à un quiproquo complet, mais exploité avec virtuosité. Les bacheliers turbulents de 1924 devenus les « fascistes » de 1934, les paysans vendéens, bretons, tourangeaux, alsaciens, provençaux qui vénéraient si naïvement Maurras, les jeunes artisans, les petits ouvriers de Paris qui vendaient gourdin au poing son journal, et montaient la garde de ses maisons, avaient mis à son service une somme admirable de fidélité, de sang. Entre les plus résolus de ses adeptes, il n’en était pas un sur mille qui ne fût convaincu qu’avant l’idéal si lointain de la monarchie, l’ Action Française ne visât d’abord à la pendaison de la Gueuse, la substitution de l’autoritaire au parlementaire ; que si elle ne pouvait point réaliser ce programme par ses seules forces, elle serait une des pièces maîtresses de cette révolution. À cet espoir, ils consacraient la générosité de leur cœur, la vigueur du plus raisonnable dégoût, la droiture de leur jugement, leur impatience d’être armés pour la bataille. Maisl’ Action Française en avait fait les employés de sa publicité. Les camelots du roi, avec leur cran célèbre, autorisaient son commerce de pseudo-conspiratrice. Ils étaient les arguments marchants et combattants soutenant à merveille les volutes de la pensée maurrassienne, les figurants en parade sur le parvis d’une cathédrale d’étincelants sophismes. On ne pouvait être victime d’une pire duperie. L’art des chefs royalistes avait été de la draper beaucoup plus intelligemment que celle des autres sectes.
Il faut avoir connu de près ces garçons des faubourgs et du quartier Latin, défendant leurs fleurs de lys à deux contre quinze rouges, risquant joyeusement la prison, l’hôpital, le cimetière, leur enthousiasme à la veille du 6 février, ces gamins qui, dans la nuit de la Concorde, sous les sifflements des balles, à trente pas des mousquetons, lançaient posément des cailloux sur les casques des gardes mobiles. Et je ne parle pas de ces foules d’humbles gens, de minuscules rentiers, de pauvres veuves, si fiers de participer eux aussi à la grande lutte, d’apporter leur obole au trésor de la France future, et rognant inlassablement leurs derniers écus, sacrifiant leur café, leur tabac, leur sucre, leurs livres pour combler en fait l’éternel gouffre à millions creusé par Maurras, offrir au Maître les aises de son désordre et de ses caprices. Ces pensées, lorsqu’elles étaient particulièrement vivaces, me faisaient rougir de honte, comme si j’eusse été moi-même complice de cette escroquerie en n’ayant pas le courage de la dénoncer.
L’ Action Française avait gaspillé frivolement, laissé tomber ce magnifique levain. Les adolescents de deux générations étaient accourus à elle, débordants de la confiance la plus ingénue, ne demandant qu’à être commandés. À la place de la décision, ils avaient trouvé bientôt l’inertie bavarde et brouillonne, à la place de la discipline, les catégories entre bons et mauvais esprits qui régnaient dans les collèges des Pères dont ils venaient de sortir, – les mauvaises notes désignant immanquablement le talent et la hardiesse – avec toutes les mœurs mouchardes que cela
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