Les Décombres
Français, élevés dans la légende de Napoléon, de Soixante-Dix, de la Marne et de Verdun ; de naïves idées de coalition se levaient en nous. Si l’on s’y décidait, n’arriverait-on pas à être les plus forts ?
Nous n’avons point à renier ces réflexes de notre race. Mais la France n’était pas davantage en état de se les permettre qu’un grand malade arraché de son lit par un sursaut d’énergie ou de colère, et qui risque d’y succomber.
* * *
Pour moi, ma flambée belliqueuse dura bien une semaine. Puis le feu tomba. Rien de neuf n’avait surgi dans le scénario habituel : l’Allemagne remportant brusquement, méthodiquement un colossal avantage, la conscience universelle jetant sa clameur morale et juridique, puis retournant à son bafouillement, à ses manœuvres tortueuses et toujours avortées. Je haussai les épaules, me jurant bien de ne plus jamais me laisser reprendre à mes vieux mouvements gaulois.
L’Italie, le Vendredi Saint, entrait en Albanie avec un énorme déploiement d’hommes, d’avions et de cuirassés. L’exploit était mince. Mais les brocards indignés de presque tous mes meilleurs camarades m’agaçaient. Après tout, les Italiens s’étaient emparés de quelque chose. Nous n’aurions pas été fichus d’en faire autant.
Le nouveau pape, décidément inoffensif, se révélait en répandant par les ondes un flux de bondieuseries dignes d’un nonnain chlorotique. La France manifestait son union sacrée en réélisant le mannequin à gibus Lebrun. J’en avais, pour mon compte, plein le dos. Je n’éprouvais plus le besoin de signer une seule ligne politique. Je reprenais des livres qui parlaient d’un autre temps, d’autres hommes, du vagabond Rimbaud à la poursuite de ses visions, de Stendhal baguenaudier et se palpant l’âme, de Flaubert sacrant et gémissant sur la prose de sa Bovary. Je rouvrais des manuscrits inachevés, j’avais envie de flâner des jours entiers au Louvre devant Corot et Cézanne, d’écrire une longue histoire sur l’amour et sur Dieu.
Voilà bien un beau révolutionnaire ! J’en conviens volontiers. Je n’étais sûrement pas le seul dans cette humeur. Je ne cherche pas à nous excuser, mais à nous expliquer. Nous étions jeunes, passionnés, nous avions eu de bouillants désirs et de furieuses répugnances. L’état de notre pays nous contraignait à vivre au milieu de vieillards méchants, jaloux de notre flamme, radoteurs, affaissés, ou bien encore de blasés, de déçus. Ils s’étaient tous employés à détruire nos espoirs, à casser nos élans. Nous ne pouvions échapper à leur cercle. Nous n’éprouvions plus qu’un écrasant ennui.
Mon sentiment le plus net était une admiration grandissante pour Hitler. On me reprochera en 1942 comme une flagornerie ce mot [, qui paraîtra si naturel dans dix ans]. Peu importe. Je préfère être insulté que de commettre une impropriété de langage ou de me donner le ridicule d’une circonlocution. Du nouveau hourvari le Führer seul sortait encore vainqueur, assis sur une conquête positive et solide, affirmant devant un monde de larves la vigueur de ses muscles et de sa volonté. Je me faisais clairement ma religion sur son dernier coup. Les démocraties judaïques et ploutocratiques assiégeaient l’Allemagne, elles étranglaient son commerce, elles avaient coupé sa banque du monde entier. Elles nous la baillaient belle avec leurs cris de vertu violentée, lorsque leur ennemie écartait l’étau et trompait le blocus en s’annexant sans dommage des biens fort réels. Tel était en effet le fin mot de cette colossale et inextricable querelle. Mais en l’écrivant, un Français eût signé son bannissement moral. Les plus intrépides osaient à peine se le confier entre eux.
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La clarté se faisait complètement pour quelques Français sur le Troisième Reich et sur la vérité de ses plus énergiques thèses, sur les moyens d’une fructueuse entente avec lui. Mais il était trop tard.
Je viens de remuer longuement une montagne de journaux de ce printemps et de cet été qui ont engendré la guerre. Le bellicisme triomphant a tout envahi. De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, c’est la même répétition de caricatures haineuses et stupides, les mêmes leitmotive sur la gravité et l’urgence de l’heure, sur la barbarie à croix gammée, sur l’organisation de notre défense à tout prix. Les journaux nationaux cherchent toujours
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